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    Nouvelle référence à une chanson d’hier pour traduire un ressenti où se mêle à la poétique de la grande-marée, que nous venons de vivre intensément, une angoisse persistante et tenace, générée par les vagues de plus en plus puissantes de la xénophobie. Raconte-moi la mer, autre belle chanson portée par la voix de Jean-Ferrat, sur un texte de Claude Delécluse, parolière d’autres grands noms de la chanson française (Édith Piaf, Juliette Gréco, Isabelle Aubret, Léo Ferré, Fabienne Thibeaut, Hugues Aufray).

    Raconte-moi la mer, dis-moi le goût des algues

    Et le bleu et le vert qui dansent sur le vagues

    Il a fait bon se remettre en mémoire cette chanson de la fin des années 60, car, au bon gré du soleil et de la lune, la mer nous a offert, en ce début de semaine, un spectacle à nul autre pareil, autrement plus émotionnel que la fameuse « marée du siècle » de mars 2015. Une submersion en douceur des ouvrages de main d’homme au plus fort du flux ; un estran largement découvert, véritable Eldorado en coquillages fouisseurs et gicleurs au plus fort du reflux.

    La mer c’est l’impossible, c’est le rivage heureux

    C’est le matin paisible quand on ouvre les yeux

    Mais, car il y un mais

    La mer …

    C’est voler comme Icare au-devant du soleil

    En fermant sa mémoire à ce monde cruel.

    Regarder la mer, pour oublier une terre sanglante !

    La poétesse ne pouvait échapper à l’atmosphère du moment. Bombardements intensifs sur le Vietnam par l’US Air Force, guerre Indo-Pakistanaise à propos du Cachemire, coup d’État en Algérie, guerre civile en Congo-Léopoldville ex Congo-Belge, l’année 1965 durant laquelle Claude Delécluse composa cette chanson n’a pas été en reste avec les années précédentes.

    Certes, le continent européen apprécie alors de vivre en paix depuis la Seconde guerre mondiale ; les pays de la toute jeune Union européenne sont en passe de se doter d’un exécutif avec une Commission et un Conseil, mais la menace demeure, comme en témoigne la récente construction du Mur de Berlin. Pour ce qui est de la mer, tout reste à faire. Ce n’est que dans la décennie des années 1980 que les nations maritimes du vieux continent réussiront à établir une règle du jeu commune, non sans mal.

    Juste une piqûre de rappel !

    7 mars 1984, cela fait donc tout juste quarante ans, un aviso français, L.V. Lavallée, se voit contraint de faire usage de son artillerie pour arraisonner deux chalutiers basques-espagnols, les Burgoa Munde et Valle de Atxondo, coupables d’être en pêche, sans licence, dans la zone des 200 milles française ; des récidivistes ; huit blessés à bord du Valle de Atxondo ; les deux armements lourdement condamnés ; un compromis final d’indemnisation en 1986, alors que l’Espagne, avec le Portugal, viennent d’obtenir leur billet d’entrée dans l’Europe des pêches. De 1980 à 1984, on avait déjà enregistré pas moins de 2500 infractions de ce type pour le seul secteur du Golfe de Gascogne. Il était grand temps d’en finir avec ces batailles navales.

    Demain, qu’en serait-il si les populistes des vingt pays membres de l’Union ayant façade maritime s’en venaient à prendre le pouvoir. Vingt pays unis dans leur détestation de l’étranger ; une vague xénophobe sur laquelle surfent désormais des racistes à visage découvert. Un ciment commun, mais quid de la défense des seuls intérêts de leurs propres ressortissants, car telle est bien là le soubassement de leurs programmes respectifs.

    Constater et contester aujourd’hui les insuffisances et les faiblesses de la Politique commune des pêche est une chose, décider de renverser la table serait la pire des choses et ramènerait les pêcheurs quarante ans en arrière. Le Brexit leur a déjà offert un avant-goût de ce que seraient les difficultés générées par une telle dérive. Une pêche européenne soumise aux humeurs d’accord bilatéraux, Bruxelles n’ayant plus son mot à dire, détricoterait le grand filet de sécurité de l’Europe bleue. Aux professionnels d’y réfléchir à deux fois, pour ne pas céder aux sirènes de ces souverainistes exacerbés, porteuses d’un désenchantement dès lors programmé.

     « On n'empêche pas plus la pensée de revenir à une idée que la mer de revenir à un rivage. Pour le matelot, cela s'appelle la marée, pour le coupable, cela s'appelle le remords »

      Puisse les travailleurs de la mer méditer cette pensée de Victor Hugo, Européen de la première heure, pour ne pas se sentir coupable(s) et connaître le remords. Pour que nous puissions partager, avec eux, une mer bleue ou verte, « ouverte à deux battants, la tête en voyage vers d’autres continents ».

     

     

                                                                                                                 Claude Tarin

                                                                                                             Jeudi 14 mars 2024

     

    *Cf chronique « Notre avenir…au travers d’une chanson d’hier »


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    Thé, café ou chocolat ; du plaisir au quotidien ; les fruits d’une mondialisation dont on aurait bien du mal à se passer, du haut en bas de l’échelle sociale et quelle que soit notre fonction sociétale.

    La mondialisation ? Fruit de tous nos maux ?

    Non ! Fruit de nos besoins, de nos addictions, de nos spécificités géographiques, mais aussi de nos contradictions, si ce n’est de nos incohérences.

    Le thé, le café et les graines du cacaoyer pèsent lourd dans notre déficit commercial. Dans ce domaine, nos agriculteurs, qui ne sont pas les derniers à espérer voir leurs porcs, poulets, betteraves, blés et vins, s’écouler au-delà de nos frontières, sont hors-jeu ; dame nature n’y est pas étrangère. Certes, quelques expériences menées dans les territoires d’Outre-Mer et même en Métropole laissent à penser que l’on est en capacité de disposer d’un thé ou d’un cacao label français, mais combien de temps faudra-t-il pour pouvoir jouer dans la cour des grands, si tant que ce soit là l’intention ?  

    Faut-il en arriver à souhaiter une accélération du réchauffement climatique pour que l’on puisse voir s’épanouir des plants de Coffea Canephora (café robusta) ou de Coffea Arabica et répondre à hauteur de nos besoins, quitte à regretter le bon temps où l’on pouvait cultiver ces bons légumes pour qui soleil point trop n’en faut. Cela ne va pas être coton pour en arriver là. Je ne suis pas convaincu que cela soit souhaitable.

    Et puisque j’évoque le coton, peut-on là aussi croire au miracle ? Dans le Gers, une expérience engagée voici huit ans, la seule à ma connaissance en France, semble prometteuse, puisque trois céréaliers associés ont réussi, à partir de six graines de cette fibre végétale, à produire du coton en suffisance pour donner naissance à une marque de polos ; et cela, si on les croit sur parole, sans recours aux pesticides 

    On ne peut que les encourager à poursuivre, mais n’est-ce pas une goutte d’eau « pure » face à la montée en puissance de la « fast fashion » dont la presse vient de se faire l’écho ? Le phénomène ne date pas d’aujourd’hui, mais aux dires des commentateurs il prend une ampleur inquiétante. Après la vague du fast food, source première des tempêtes qui secouent le monde agricole, celle du fast fashion s’annonce ravageuse pour le secteur de l’habillement. Là encore, les réseaux dits sociaux, n’y sont pas pour rien.

    Cible privilégiée des influenceurs, ces nouveaux communicants aux allures de propagandistes : la jeunesse. Celle-ci trouve par ce biais le moyen de s’habiller à pas cher tout en étant, priorité des priorités, à la mode du jour…en oubliant, cette fois, les méfaits environnementaux et sociétaux de cette stratégie développée par des industriels sans scrupules ?

    Les vêtements de fast fashion sont souvent faits en matières synthétiques (polyester, polyuréthane, molécule dérivée du pétrole) ou en coton non-biologique. Ils sont fabriqués dans des pays du tiers-monde, notamment au Bengladesh, mais là encore, la Chine entend tirer, elle aussi, son épingle du jeu sur la Route de la Soie.

    Image saisissante ce dernier week-end : alors même que le Salon de l’Agriculture s’apprêtait, colère non éteinte, à fermer ses portes, les bénévoles des Restos du Cœur en appelaient à notre générosité à l’entrée de ces grandes surfaces, temples de l’abondance, du choix, voire de la surconsommation. Les Restos du Cœur ? Il n’était pas dans les intentions de Coluche d’en faire une institution pérenne ; l’an prochain, on « fêtera » le quarantième anniversaire. Cherchez l’erreur !

    Plagiant ce célèbre humoriste, force est de reconnaître que le « chimie-blique » qui fait notre quotidien nous pose plus de questions que de réponses. Rien n’est simple, tout se complique. Raison de plus pour ne pas mettre la charrue avant les bœufs.

    Il appartient bien évidemment aux politiques d’échafauder des stratégies qui allient équilibre mondial des échanges, équilibre national et équilibre personnel. À eux de définir le cadre dans lequel la finance et les milieux industriels trouveront matière à satisfaire leurs appétits sans nuire à l’intérêt général. Que dis-je ! En servant l’intérêt général. Cela s’appelle : la réglementation ; mais une réglementation qui ne tue pas dans l’œuf la nécessaire confiance, du producteur au consommateur via le transformateur.

    Combien de tours de table faudra-t-il encore pour que les règles de l’organisation mondiale du commerce finissent par rendre la mondialisation plus vertueuse ? Car, que cela nous plaise ou non, la mondialisation est un phénomène irréversible. Il nous faudra continuer de faire avec.

    Sauf à vouloir se mettre des œillères, c’est-à-dire adhérer à cette conception simpliste que nous propose des européens nationalistes selon laquelle nous pouvons relever les défis du futur proche qu’en puisant dans nos seuls ressources et savoir-faire, la mondialisation continuera à s’imposer dans notre quotidien. Une Europe telle que ces partis viscéralement europhobes la conçoive ferait de chaque pays membres une proie facile, d’autant plus qu’ils en viendraient très vite à se chamailler entre eux, n’étant d’accord que sur point : leur détestation des étrangers, tout particulièrement ceux en provenance de l’hémisphère sud.

    J’ai en mémoire ce copain de régiment, fils d’agriculteur, qui souvent, même pendant nos tours de garde à l’entrée de l’ancienne base américaine, aimait me parler de son futur métier. Je n’y connaissais rien ou si peu en agriculture, mais le nom de Massey-Ferguson circule toujours dans les neurones. Le tout nouveau tracteur familial portant cette marque aux consonnances anglo-américaines était visiblement source de fierté. Alors que la France Gaulienne s’apprêtait à tourner le dos à l’OTAN, ses agriculteurs commençaient à recueillir les fruits de la récente implantation d’une société américaine spécialisée dans le machinisme agricole, installée à Beauvais en 1960. Le siège central de Massey-Ferguson, aujourd’hui AGCO Massey Ferguson, est à Duluth en Georgie et cette usine de Beauvais rayonne en Europe. C’est aussi cela la France.

    Bien évidemment, cela ne nous dédouane en rien de cette nécessité qu’il y a à redynamiser notre tissu industriel, en sachant épouser les bons vents de l’innovation…et de la recherche ; pour que l’on puisse espérer, dans un avenir pas trop lointain, déguster, sans problème de conscience, un fruit venu d’ailleurs, en sachant que l’ouvrier agricole de ce pays lointain est sorti de la misère, et sans que cela pénalise le propriétaire du verger d’à côté. La quadrature du cercle !

    Thé, café ou chocolat ? Toute réflexion faîte, on pourrait se passer de ces saveurs et ne se contenter que d’un verre d’eau ; l’eau c’est la vie. Encore faut-il qu’elle ne soit pas source de danger pour notre santé. Là aussi, grande source de réflexions à mener, sans qu’il soit nécessaire de recourir aux anathèmes.

    Thé, café ou chocolat ? Que cette réflexion du jour n’ajoute pas un fond d’amertume dans votre boisson préférée. Pour ma part, je ne mets plus de sucre dans mon café depuis je ne sais plus combien de temps ; j’en savoure d’autant mieux l’arôme, mais le sucre à l’art de se nicher un peu partout.

    Entre sel et sucre, trouver le bon dosage.

    Finalement, une règle de vie.

     

                                                                                                                                 Claude Tarin

                                                                                                                      Jeudi 7 mars 2024


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       Les tenants de la cause animale doivent maudire Charles Perrault. C’est par lui et son Petit Chaperon Rouge, donc à cause de lui, que la peur du loup s’est introduite dans nos cervelles. Avant qu’il n’écrive son conte, ce n’était qu’une histoire à multiples facettes que l’on se racontait de bouche à oreille ; mais couchée sur le papier, qui plus est accompagnée d’illustrations « plus vraies que nature » dans l’imaginaire d’un enfant, le conte est devenu vérité quasi biblique : le loup, le diable en personne, un animal maléfique, un danger pour nous autres qui avons déjà fort à faire, par ailleurs, avec cette émotion de la peur, consubstantielle à notre nature de bipèdes pensants.

        « Un danger pour nos moutons » sont unanimes à dire les bergers, peu enclins à approuver le bien-fondé de la réintroduction du loup dans le paysage, au motif de la défense de la biodiversité.  De fait, cela étant valable pour d’autres types d’élevage comme pour la diversité des cultures, tout est dans une gestion maîtrisée de part et d’autre, pour que chacun y trouve son compte, les défenseurs de la nature, de la cause animale, tout comme les éleveurs ; pour que je puisse (naturellement?) continuer à conjuguer satisfaction gustative et plaisir de la convivialité ; en partageant méchouis ou gigots d’agneaux avec tous ces amis qui, comme moi, n’entendent pas tirer un trait sur notre condition d’homo-sapiens carnivores. Je mourrai carnivore et puis viendra ce jour où, les lèvres serrées et ne claquant plus des dents, je ne pourrai plus que sucer les pissenlits par la racine.

       Écrire cela ne revient pas à nier les vertus d’une alimentation « végane » bien dosée. Là encore, pour ce qui est de l’assiette, donc de notre santé, tout est affaire de dosage, foi d’omnivore. Mais foi de citoyen, ayant, comme la quasi-totalité de la population terrestre, de la sève de paysan dans les veines, je ne peux masquer ma déception, si ce n’est ma lassitude ; là où tout devrait reposer sur le dialogue, ce n’est que vociférations, violentes rancœurs ; dégradantes images d’une profession qui touche à l’essentiel.

       La colère du monde agricole est, sur bien des plans, justifiée ; trop d’agriculteurs et d’agricultrices enragent d’avoir à craindre la fin du mois - ils ne sont pas les seuls, loin s’en faut - tout en continuant à affronter les aléas climatiques et les humeurs cyclothymiques des mercuriales ; ces aléas cumulés les poussent à sortir les crocs ; mais nombreux sont celles et ceux qui forcent le trait en cultivant le complexe du « pauvre paysan ». Le bocage et la plaine ne font que refléter ce qui se passe sur d’autres branches de la vie économique. Il y a des tracteurs qui roulent sur l’or et qui savent, avec maestria, creuser leurs sillons dans le monde de la finance, un monde que nous savons lui aussi soumis à la présence de loups prédateurs.

       À quelques spécificités prés, c’est le même constat que l’on peut faire en regardant les vagues de la colère qui agitent la mer. Longtemps les gens de mer se sont sentis incompris des terriens. La mer, un monde à part, inondé de légendes. Pour les pêcheurs, là aussi la donne a changé. « Sur le sol terrestre, aujourd'hui, on produit, méthodiquement. Dans le milieu océanique on exploite, aveuglément » alertait Annita Conti, dès 1953, dans Racleurs d’océan. Celle qui a été la première femme océanographe française, la première à mettre sac à bord des bateaux de pêche, aura fini par se faire entendre chez ces loups de mer au caractère bien trempé du chasseur. Bien après les agriculteurs, les pêcheurs se sont pliés aux règles de l’offre et de la demande et puis, bon gré mal gré, ont fini par comprendre l’intérêt d’une Europe bleue ; une difficile mise en place, émaillée, un temps, par des affrontements musclés dans les zones de pêche partagées ; « tous comptes faits », un chaperon protecteur. Un Frexit pour répondre au Brexit serait un changement de cap désastreux ; point n’est besoin d’avoir fait Science-Po pour  mesurer l’ampleur des conséquences d’un tel revirement ; le bon sens marin doit suffire.

       Même la roublardise des Trois petits cochons n’a pas réussi, durant l’adolescence, à chasser la peur du loup. En ai-je définitivement fini avec cette peur ? Rien n’est moins sûr ; mais je sais pertinemment que ce quadrupède aux crocs acérés est de beaucoup moins dangereux que certains bipèdes capables, eux aussi, de chasser en meute, pour pousser le bon peuple à se jeter, à la queue-leu-leu, dans la gueule du loup ; la leur ; prioritairement dans celle du chef de la meute.

       C’est cette peur, et non pas celle du loup, qui me torture les méninges ; elle m’empêche d’écrire des propos plus rassurants ; pourtant ce n’est pas l’envie qui m’en manque ; mais dans cette atmosphère « trumpoutinesque » qui asphyxie de plus en plus la planète, je ne puis faire autrement que de crier « Au loup ! ». Notre beau pays de France, pays aux « 1200 variétés de fromages » - je n’ai pas vérifié – se fourvoierait en se repliant sur lui-même, pensant échapper au pire. Sur le marché mondial du blé, qui tient le devant de la scène : la Russie. À méditer !

       L’avenir de notre agriculture étant devenue une préoccupation portée à effervescence à l’occasion du 60ème Salon de la porte de Versailles à Paris, comment croire, que sur la base de problèmes bien réels, l’ensemble du monde agricole puisse désormais imaginer son avenir hors du cadre européen. Ce n’est en tout cas pas en hurlant avec les loups, qui n’attendent qu’un dépeçage de cette Union, que l’on fera avancer le schimblick sur la voie du nécessaire apaisement et de l’indispensable reconsolidation.

       Pour « nourrir » ce thème de la peur, associée à l’image du loup, je ne pouvais bien évidemment pas faire l’impasse sur cette formidable chanson de Serge Reggiani : Les Loups sont entrés dans Paris; encore et toujours ce recours à des réminiscences musicales pour poser des jalons dans la nécessaire réflexion.

       Je m’étonne que les tenants de l’extrême-droite ne se soient pas encore emparés de cette chanson, pour en faire un copier-coller, quitte à lui faire perdre son sens initial.

       Je n’oublie pas, quant à moi, que Serge Reggiani avait prêté sa voix, fin des années 60, à un texte évoquant la crainte d’une montée du fascisme, texte d’Albert Divalie, écrivain, journaliste, ayant derrière lui, durant la guerre, cinq années de captivité en Silésie.

       La sensibilité homme de cœur de Serge Reggiani ne souffre pas la moindre contestation. Chanteur et acteur, cet italien d’origine a été et demeure un grand nom de la culture française. J’ai en tête ce film, Marie Octobre, où il campe le rôle du traître à la Résistance durant l’Occupation allemande, que l’on va démasquer bien plus tard, alors que la troupe des conscrits est engagée pour mater la Rébellion des Algériens. Un acteur peut endosser des rôles contraires à sa conscience, pour la nécessité d’un film. Quand Reggiani chantait l’espoir de recouvrer l’amour et la fraternité, il le faisait avec ses tripes, mû par une profonde conviction.

     

    Attirés par l'odeur du sang

    Il en vint des mille et des cents

    Faire carouss', liesse et bombance

    Dans ce foutu pays de France

    Jusqu'à c'que les hommes aient retrouvé

    L'amour et la fraternité, alors

     

    Les loups ouh-ouh, ouh-ouuh

    Les loups sont sortis de Paris

    Soit par Issy, soit par Ivry

    Les loups sont sortis de Paris

    Tu peux sourire, charmante Elvire

    Les loups sont sortis de Paris

     

    J'aime ton rire, charmante Elvire

    Les loups sont sortis de Paris

     

    Les loups, les loups, les loups…

     

       C’est sur ce dernier couplet, que Reggiani fait renaître l’espoir à pleins poumons.

      Il est à espérer que son Elvire puisse avoir retrouvé son sourire, et nous le nôtre, quand le 22 juillet prochain il conviendra de lui rendre hommage ; ce sera le jour du vingtième anniversaire de sa disparition, à l’âge de 82 ans.

       Serge Reggiani a été et demeure un talentueux artiste, ayant porté haut les valeurs des Lumières, c’est-à-dire, s’étant bien gardé de hurler avec les loups.

       Les Lumières ? J’ai tendance à penser qu’elles n’assurent plus le rôle de veilleuses dans ce pays qui s’autoglorifie, à juste titre mais non sans arrogance, en être la source initiale.

       Devant conclure cette digression placée sous la thématique du loup, j’ai cherché à savoir si Voltaire, cet apôtre de la tolérance, avait quelque chose à nous dire sur ce canidé de sinistre réputation. La puissance numérique nous permettant d’aller à la pêche d’œuvres ne trouvant plus leur place sur les étagères de nos bibliothèques : « Bonne pêche ! ».

    Je soumets (ci-après) à votre appréciation Le loup moraliste de Voltaire

     

                                                                                                                           Claude Tarin

                                                                                                                Jeudi 29 février 2024

     

     

     

    Le loup moraliste

     

     

    Un loup, à ce que dit l’histoire,

    Voulut donner un jour des leçons à son fils,

    Et lui graver dans la mémoire,

    Pour être honnête loup, de beaux et bons avis.

    « Mon fils, lui disait-il, dans ce désert sauvage,

    A l’ombre des forêts vous passez vos jours ;

    Vous pourrez cependant avec de petits ours

    Goûter les doux plaisirs qu’on permet à votre âge.

    Contentez-vous du peu que j’amasse pour vous,

    Point de larcin : menez une innocente vie ;

    Point de mauvaise compagnie ;

    Choisissez pour amis les plus honnêtes loups ;

    Ne vous démentez point, soyez toujours le même ;

    Ne satisfaites point vos appétits gloutons :

    Mon fils, jeûnez plutôt l’avent et le carême,

    Que de sucer le sang des malheureux moutons ;

    Car enfin, quelle barbarie,

    Quels crimes ont commis ces innocents agneaux ?

    Au reste, vous savez qu’il y va de la vie :

    D’énormes chiens défendent les troupeaux.

    Hélas ! Je m’en souviens, un jour votre grand-père

    Pour apaiser sa faim entra dans un hameau.

    Dès qu’on s’en aperçut : O bête carnassière !

    Au loup ! s’écria-t-on ; l’un s’arme d’un hoyau,

    L’autre prend une fourche ; et mon père eût beau faire,

    Hélas ! Il y laissa sa peau :

    De sa témérité ce fut le salaire.

    Sois sage à ses dépens, ne suis que la vertu,

    Et ne sois point battant, de peur d’être battu.

    Si tu m’aimes, déteste un crime que j’abhorre. »

    Le petit vit alors dans la gueule du loup

    De la laine, et du sang qui dégouttait encore :

    Il se mit à rire à ce coup.

    « Comment, petit fripon, dit le loup en colère,

    Comment, vous riez des avis

    Que vous donne ici votre père ?

    Tu seras un vaurien, va, je te le prédis :

    Quoi ! Se moquer déjà d’un conseil salutaire ! »

    L’autre répondit en riant :

    « Votre exemple est un bon garant ;

    Mon père, je ferai ce que je vous vois faire. »

     

    Tel un prédicateur sortant d’un bon repas

    Monte dévotement en chaire,

    Et vient, bien fourré, gros et gras,

    Prêcher contre la bonne chère.

     

    Voltaire, (Portefeuille volé)

     

     

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       Parler à la moindre occasion de son passé, c’est prendre le risque d’apparaître comme indifférent aux difficultés du présent et aux craintes de l’avenir. Ce risque n’existe plus dans les pensées de la personne qui conjugue son présent au conditionnel, le futur ayant pris l’aspect d’une peau de chagrin, le passé devenant l’unique source de repères. Je n’en suis pas (encore) parvenu à ce stade et prends une nouvelle fois le risque (supposé) du vieux qui n’est plus tout à fait dans le coup, en évoquant le souvenir d’une forte émotion, aussi intense que celles qu’il nous a été donné de vivre au cours de ces dernières semaines. Musique et chanson sont assurément la forme d’art qui s’incruste le plus naturellement dans notre subconscient.

       Dresde, 6 avril 2019 ; mon épouse et moi-même sommes arrivés dans ce grand centre historique du royaume de Saxe à la mi-journée ; pour une escale de quarante-huit heures ; donc pas de temps à perdre pour prendre la mesure d’une ville témoin tragique de notre histoire commune. Trois jours durant (13 au 15 février 1945), l’aviation américaine et la Royal Air Force britannique ont déversé bombes incendiaires et à retardement pour porter un ultime coup mortel au IIIème Reich ; quelque 35000 victimes, a minima.

      Alors sous emprise de l’Union soviétique, la République Démocratique Allemande (1949-1990) va avoir à cœur de rebâtir à l’identique églises et palais, en utilisant les pierres d’origine. Relevée de ses cendres, Dresde, situé aux confins des frontières avec la Pologne et la République Tchèque, est redevenue un balcon de l’Europe ; la Florence de l’Elbe, comme il est coutume de l’appeler pour souligner son rapport à la peinture, est une escale incontournable pour qui veut comprendre l’Allemagne réunifiée depuis le 3 octobre 1990. Quand Le Mur de Berlin s’est effondré, Vladimir Poutine, alors officier du KGB, était encore en poste à Dresde.

       Ce samedi 6 avril 2019, le ciel était de la partie ; il a fait bon marcher en longeant le lit du fleuve, en essayant d’oublier que là-bas, tout à l’Ouest, les Gilets Jaunes devaient s’en être venus pour la énième fois envahir rues et ponts de Paris ; mais sans pouvoir gommer la crainte que fait peser, ici, la résurgence de la mouvance d’extrême-droite et de la croix gammée. La veille, à Weimar, c’est un jeune homme affichant clairement sur son sweater son appartenance au mouvement Green Nazy qui nous avait rappelé qu’il en était ainsi au pays de Goethe. Weimar ?  À quelques kilomètres de là, Buchenwald ; de sinistre mémoire.

       22 h passées ; la nuit est encore incertaine sur la Neumark (Nouveau Marché), une grande place du centre historique. Il fait bon retrouver l’air frais au sortir d’une auberge dont on ne peut que vanter l’excellence ; que serait l’Allemagne sans choucroute et sans bière ? Soudain, nous percevons les premières mesures d’une mélodie, puis la voix d’un chanteur s’accompagnant à la guitare. Cette voix n’est pas aussi grave et profonde que celle de Léonard Cohen, mais ce dernier – décédé en 2016 – ne serait pas le dernier à féliciter ce jeune homme lui rendant, ici, un hommage implicite. Halleluja, l’une des plus belles compositions de Léonard Cohen, devenue culte dès sa sortie en 1984, une quinzaine d’années après Suzanne et The bird on the wire, deux titres phares de sa période folk.

      On doit à Nietzche cette certitude : « Sans la musique, la vie serait une erreur ». Combien j’envie, tout en les remerciant, celles et ceux qui ont en eux ce don d’associer les notes sur des partitions et, comme Léonard Cohen, la capacité d’y ajouter des mots. Hallelujah n’est peut-être pas la plus évidente de ses compositions pour saisir le fond de sa pensée, mais c’est assurément celle qui d’emblée pousse le cœur à battre la chamade. Le nôtre a fortement palpité ce samedi 6 août, dans l’atmosphère bleu-nuit de la Neumark de Dresde. D’autant plus fort que nous savions combien cet impromptu musical avait, en ce lieu et à cet instant, une lourde charge symbolique.

       Sur ce vaste espace se dresse un mémorial monumental dédié à Martin Lûther ; le fondateur du Protestantisme, pourfendeur de la Papauté. Si les Allemands lui doivent d’avoir su leur donner une langue commune, nul ne peut avoir oublié ses écrits antisémites ; comme quoi la haine du Juif n’a pas attendu Hitler pour faire des émules, ici comme dans tous les pays chrétiens. Or, cet Hallelujah qui s’élevait dans la nuit est l’œuvre d’un Juif, qui s’est assumé comme tel, mais sans la moindre ostentation, tout simplement par fidélité à ses racines, tout en gardant un esprit critique sur la politique menée par Israël. Il est risqué de faire parler les morts, mais tout me laisse à penser que Léonard Cohen associerait sa voix à tous ces juifs qui fustigent la politique menée par Benyamin Netanayhu et ses partenaires de droite identitaire, suprémacistes. Car, douloureux constat, le peuple juif, qui a tant souffert à travers les âges, souffre, lui aussi, d’avoir en son sein des racistes.  

       L’Hallelujah de Léonard Cohen, une chanson sans réelle portée religieuse, mais qui a la résonnance d’un cantique. C’est comme tel que je la perçois ; c’est comme tel que je l’ai perçue ce samedi 6 avril 2019. De par sa nature même, l’avatar de bronze du Réformateur de la pensée biblique, dressé fièrement sur son socle à quelques mètres de là, n’aura laissé entrevoir aucune émotion et se gardera de tout commentaire. Pour nous, un sentiment contrasté.  Au lendemain de notre croisement avec un jeune nazi, ce guitariste et chanteur d’un soir aura redonné de la brillance à la flamme de l’espoir.

       C’est en entendant L’affiche rouge, chantée sur les marches du Panthéon, mercredi soir, que ce grand moment d’émotion m’a retraversé l’esprit. Entre l’Hallelujah de Cohen et cette poignante chanson de Léo Ferré, tirée d’un poème d’Aragon (Strophes pour se souvenir), le lien n’est peut-être pas évident à saisir pour qui n’a pas vécu cette intense période de créativité des premières décennies d’après-guerre ; il faut y voir le fil ténu de l’espoir d’un monde enfin apaisé et fraternel auquel s’est accrochée notre génération, de part et d’autre de l’Atlantique, avec l’aide de ces talentueux porte-voix, chantres de l’humanisme.

      Musique encore et toujours ; ce mercredi soir, lors de l’hommage au groupe Manoukian, j’ai découvert cette émouvante complainte Grounk, l’oiseau d’Arménie exécutée par Astrig Siranossian, violoncelliste française d’origine arménienne ; il ne m’en fallait pas plus pour faire, là aussi, le rapprochement avec Pau Casals, violoncelliste de renommée internationale, et son tout aussi célèbre El Cant dels Ocells (Le Chant des oiseaux), que je ne peux entendre sans éprouver une vive émotion,  tout aussi intense que celles que je viens d’évoquer ; un arrangement d’une chanson traditionnelle de la Catalogne, son pays d’origine, que Casals aura systématiquement joué en bis à la fin de chaque concert, dès 1939 ; pour marquer son opposition au Franquisme. Le 13 novembre 1961, à la Maison Blanche, devant John Fitzgerald Kennedy et son épouse, Casals témoignera de cette façon de son combat contre le despotisme. Le présent nous rappelle qu’il nous faut poursuivre ce combat en veillant à ce que la démocratie ne soit pas dévoyée, là où elle subsiste encore.

       Les messages qui nous ont été adressés lors de l’hommage à Robert Badinter puis, sept jours plus tard, lors de cette cérémonie honorant la mémoire de Missak et Mélimée Manouchian et de leurs compagnons d’armes, victimes de la soumission et complicité active du Régime de Vichy avec les sbires d’Hitler, ces messages resteront-ils gravés dans les mémoires ? Je veux le croire ou, plus précisément, tente de m’en persuader, conscient que ces commémorations ne parlent surtout qu’à des gens de ma génération.

       Le 19 décembre 1964, quand André Malraux a, d’une voix chevrotante, prononcé son fameux « Entre ici Jean Moulin » nos préoccupations d’alors étaient autres, bien que conscients cependant de ce que l’on devait à ce chef de la Résistance. Nous chantions déjà à tue-tête L’Affiche Rouge. Nous savions que d’autres hommes, mais également des femmes, étaient en droit, eux aussi, de reposer aux côtés de Voltaire, Hugo, Zola ; c’est aujourd’hui chose faite et bien faite pour tous les membres du groupe Manoukian. Mais en 1964, comme je me suis plu à le rappeler dans une précédente chronique, c’est l’avenir qui nous préoccupait ; ce monde de l'après-guerre n'en avait pas encore fini avec sa reconstruction et l'Union européenne était toujours dans les limbes.

        Le 9 juin prochain, nous avons à nouveau rendez-vous avec notre conscience. Il s’agira de dire à quelle Europe nous croyons. À celle de ces Nationalistes qui, de facto, ne seront que les polichinelles de plus puissants qu’eux et qui s’ingénieront à réduire en cendre tous les efforts engagés depuis plus d’un demi-siècle ? Ou bien, à celle qu’il nous faut chercher à consolider, quitte à n’avoir de cesse, une fois que nous serons rassurés, de rappeler combien elle gagnerait en solidité en mettant en application le principe déclaré lors de la signature du Traité de Rome de 1957 d’une harmonisation sociale par le haut. Dans ce traité, le principe de l’égalité salariale entre hommes et femmes était affirmé. On voit le risque que nous font prendre aujourd’hui de trop longues tergiversations.

       Qu’en sera-t-il de l’Ukraine le 9 juin prochain ? Qu’en sera-t-il de la Palestine et d’Israël ? La menace Trump pèsera-t-elle suffisamment pour éviter que l’étau ne se resserre ? Notre jeunesse aura-t-elle eu le temps d’ici là de saisir les enjeux ?

       À mon tour de leur rappeler les noms de tous ces jeunes hommes exécutés le 21 février 1944 au Mont Valérien,  ajoutant AR à ceux dont les noms ont figuré sur l’affiche rouge placardée sur les murs français

    Alfonso Celestino (AR), Espagnol, 27 ans

    Bancic Olga, Roumaine, 32 ans, seule femme du groupe, guillotinée en Allemagne le 10 mai 1944)

    Boczov Joseph (AR), Hongrois, 38 ans

    Cloarec Georges, Français, 20 ans

    Della Negra Rino, Français d'origine italienne, 19 ans

    Elek Thomas (AR), Hongrois, 18 ans

    Fingercwajg Maurice (AR), Polonais, 19 ans

    Fontanot Spartaco (AR), Italien, 22 ans

    Geduldig Jonas, Polonais, 26 ans

    Glasz Emeric, Hongrois, 42 ans

    Goldberg Léon , Polonais, 19 ans

    Grzywacz Szlama (AR), Polonais, 34 ans

    Kubacki Stanislas, Polonais, 36 ans

    Luccarini Cesare, Italien, 22 ans

    Manouchian Missak (AR), Arménien, 37 ans

    Manoukian Armenak Arpen , Arménien, 44 ans

    Rajman Marcel (AR), Polonais, 21 ans

    Rouxel Roger, Français, 18 ans

    Salvadori Antoine, Italien, 24 ans

    Schapiro Willy, Polonais, 29 ans

    Usseglio Amedeo, Italien, 32 ans

    Wajsbrot Wolf (AR), Polonais, 18 ans

    Witchitz Robert (AR), Français, 19 ans

       Le 21 juin prochain, on se doit d’espérer que nous serons réconfortés, que la jeunesse européenne aura su ne pas tomber dans le piège que lui tendent ces oublieux des tragédies passées, dont certains, si tant est qu’ils aient pu arriver à leur fin, s’empresseront, en France, de réclamer une panthéonisation du Maréchal Pétain.

       Le 21 juin prochain sera le jour de la fête de la musique. Rien ne me réjouirait plus que d’apprendre qu’ici et là les jeunes gens qui peupleront les rues auront repris en chœur cet Hallelujah de Léonard Cohen ; qu’importe la tonalité de cette chanson « sombre réjouissance, sacrée et profane » comme l’a très finement analysée Max Dozolme, chroniqueur à France musique, en mettant l’accent sur la charge émotionnelle de cette chanson

       De ma retraite, il me plaira de me mettre au diapason, rassuré – « Dieu soit loué » - que le pire a été évité.

       Alléluia !

     

                                                                                                                                        Claude TARIN

                                                                                                                            Samedi 24 février 2024


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    Interprétation abusive ? Simple illusion d’optique ? C’est une puissante vague d’émotion qui a déferlé à travers l’écran de télévision, ce mercredi 14 février, lors de la retransmission de l’hommage rendu à Robert Badinter, en plein cœur de Paris, place Vendôme, face aux locaux du ministère de la Justice ; un lieu inhabituel pour un hommage de cet ordre ; un cérémonial tiré au cordeau ; un grand moment de retour sur nous-mêmes.

    Nous, car c’est au titre de témoin que j’exprime, ce jour, l’irréfutable reconnaissance que nous devons à cet homme « hors du commun », selon la formule consacrée, lequel, à force de ténacité, a rendu sa dignité à notre pays.  Claude Buffet, Roger Bontemps, Patrick Henry…des visages découverts, sur le petit écran et dans les gazettes, à l’occasion de procès et plaidoiries retentissantes. Deux cous tranchés, pour l’exemple ; une tête sauvée, contre vents et marées ; puis la cohérence d’un combat parachevé en 1981 par l’abolition de la peine de mort. Le flot incessant de l’actualité depuis un demi-siècle ne nous avait en rien fait oublier le grand mérite qu’aura été celui de Robert Badinter : nous ramener à la raison, celle d’un humanisme intransigeant, de portée universelle. Puisse le bruit de cette vague conserver son intensité ?

    Mais au lendemain de l’adieu, ce n’était que prévisible, cette vague du souvenir, malgré sa charge émotionnelle, n’a en rien balayé les craintes du présent, donc de l’avenir. Le jour-même où le ministère de la Justice ouvrait un registre pour que les Parisiens puissent venir témoigner leur reconnaissance à cet avocat de renom devenu Garde des Sceaux, une poignée d’individus s’étaient réunis autour de la tombe de Robert Brasillach, pour rendre hommage à celui qui fut le rédacteur en chef du journal Je suis partout, journal collaborationniste et antisémite, durant les années d’Occupation.  Que l’on ne s’y trompe pas ! La bête immonde du nazisme rôde toujours et fait de nouveaux émules au sein même de la jeunesse ; en avançant masquée, déjà salivante à l’idée de pouvoir « démocratiquement » reconquérir son pouvoir de malfaisance ; car, nul ne peut être dupe, des hommes et des femmes qui se croient être de race supérieure ont une lecture des principes démocratiques dépourvus d’humanisme.

    Leur confier les clés du pouvoir ne changerait en rien le sort de ceux qui se considèrent, souvent à juste titre, comme les oubliés, les invisibles dans ce pays. Les « fortunés », qui agissent sous le boisseau pour arriver à cette fin, n’auront pas plus de considération qu’ils n’en ont aujourd’hui pour ces « gens de peu » qui n’ont à leurs yeux pour seul intérêt de déposer dans l’urne le « bulletin qu’il faut ».

    Ne laissons pas se former plus avant la vague brune ! Ce n’est plus un simple clapotis ! Et ce, sans attendre la prochaine échéance électorale ! En quoi faisant ?

    En rappelant, à chaque occasion qui se présente à nous, que ce n’est pas en se réfugiant dans la peur des autres que l’on cimentera de façon durable une société qui, quels que soient les progrès qu’elle pourra accomplir, n’aura de cesse de veiller à son avenir.

    Aux politiques, qui, ce mercredi, se sont rassemblés autour d’un cercueil drapé de bleu blanc rouge, de faire la preuve qu’ils ont fait leur ce message d’humanisme que n’a eu de cesse de nous adresser le défunt, et qu’ils seront à même de faire front commun pour nous éviter le pire.

    Ils ont l’expérience du pouvoir ; ils connaissent la difficulté de l’exercice ; ils n’ont pas tous les mêmes solutions à nous proposer pour défendre l’intérêt général ; mais ils doivent répondre à une exigence commune : maintenir la France et, par extension, l’Europe, hors du cercle des pays doctrinaires, totalitaires, qu’ils soient théocratiques ou non. 

    L’émotion qui a été la mienne, dès le jour de l’annonce du décès de Robert Badinter, se nourrissait déjà d’une triste nouvelle. La veille, nous apprenions la mort d’Alfred Grosser, à l’âge de 99 ans. Sur bien des points, tous deux juifs de naissance, ces deux personnalités n’ont cessé d’être des lanceurs d’alerte.

    Comme le rappelait Ouest-France, dans son édition du 9 février dernier, Alfred Grosser, politologue, sociologue et historien franco-allemand (qui fut, entre autres collaborations, chroniqueur dans ce grand quotidien régional), se méfiait des généralisations. « Les Juifs, les Allemands, les Français, ces généralisations doivent être combattues » disait-il. Je ne puis que reprendre à mon compte cette idée en disant que tous les Français qui, pour l’heure, semblent sensibles à la propagande des mouvements d’extrême-droite ne sont pas (encore) des fascistes ni des nazis ; qu’il y a tout simplement chez ses concitoyens un sentiment de détresse et d’incompréhension. Le « Y a qu’a », qui surfe sur les multiples complexités de notre monde, est un va-tout qui ne leur permettra pas de sortir de l’ornière.

    Là où nos compétences nous permettent de formuler un avis, n’hésitons pas à le formuler, pour prendre notre part à la construction de cette digue sur laquelle - persuadons- nous-en ! -  viendra se fracasser cette vague brune.

    Si, ce jour, j’use et abuse de la métaphore de la vague cela tient à ce qui nous a été rappelé lors des ces journées d’hommages rendus à Robert Badinter. Sur le plateau d’Apostrophe, célèbre émission du temps jadis, répondant à la question de Bernard Pivot « Quel est le son, votre bruit préféré ? » Robert Badinter avait répondu : « la vague, celui de la mer ». Comment pourrais-je taire cette satisfaction d’entendre une personnalité de cet ordre placer spontanément, lui aussi, la vague dans sa quête du bien être…Mais il y a vague et vague !

    Robert Badinter aura voué une admiration sans faille à Victor Hugo lequel, comme cela a été souligné à maintes reprises ces jours derniers, aura été le premier à vouloir supprimer la peine de mort ; aussi vais-je conclure ce propos circonstancié par deux extraits tirés de l’œuvre de celui que l’on a qualifié « L’homme océan ».

    Tout comme Roger Badinter et Alfred Grosser l’ont été, Victor Hugo fut un Européen convaincu de la première heure. Voici ce qu’il avait déclaré lors du Congrès de la Paix de 1849

    « Un jour viendra où la guerre paraitra aussi absurde et sera aussi impossible entre Paris et Londres, entre Petersburg et Berlin, entre Vienne et Turin, qu’elle serait impossible et qu’elle paraitrait absurde aujourd’hui entre Rouen et Amiens, entre Boston et Philadelphie. Un jour viendra où la France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne (…). Un jour viendra où il n’y aura plus d’autres champs de bataille que les marchés s’ouvrant au commerce et les esprits s’ouvrant aux idées. Un jour viendra où les boulets et les bombes seront remplacés par les votes, par le suffrage universel des peuples, par le vénérable arbitrage d’un grand Sénat souverain qui sera à l’Europe ce que le Parlement est à l’Angleterre, ce que la Diète est à l’Allemagne, ce que l’Assemblée législative est à la France

    Hugo, le monarchiste devenu républicain, le patriote, se faisait alors le chantre d’une Europe unie, « irriguée par la vérité et la justice ». Un visionnaire. On mesure aujourd’hui le chemin qu’il nous reste à parcourir pour que cet espoir puisse se consolider.  Il faut redonner à la vague bleue une intensité plus que suffisante pour que le vaisseau Europe puisse naviguer plus sereinement.

    Tout juste revenu de son exil sur l’île de Guernesey, meurtri par la guerre de 1870 contre l’Allemagne, Victor Ugo continuera à éveiller les consciences. D’un poème, publié en 1872 dans un recueil intitulé : « L’Année terrible », j’extrais ces quelques lignes :  

     

    Pendant que la mer gronde et que les vagues roulent,

    Et que sur l’horizon les tumultes s’écroulent,

    Ce veilleur, le poète, est monté sur sa tour.

     

    Ce qu’il veut, c’est qu’enfin la concorde ait son tour.

     

    Soyons tous des poètes vigilants mais volontaires ! 

     

     

                                                                                                                     Claude TARIN

                                                                                                                     Jeudi 15 février 2024

     

     

     


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