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Hallelujah !
Parler à la moindre occasion de son passé, c’est prendre le risque d’apparaître comme indifférent aux difficultés du présent et aux craintes de l’avenir. Ce risque n’existe plus dans les pensées de la personne qui conjugue son présent au conditionnel, le futur ayant pris l’aspect d’une peau de chagrin, le passé devenant l’unique source de repères. Je n’en suis pas (encore) parvenu à ce stade et prends une nouvelle fois le risque (supposé) du vieux qui n’est plus tout à fait dans le coup, en évoquant le souvenir d’une forte émotion, aussi intense que celles qu’il nous a été donné de vivre au cours de ces dernières semaines. Musique et chanson sont assurément la forme d’art qui s’incruste le plus naturellement dans notre subconscient.
Dresde, 6 avril 2019 ; mon épouse et moi-même sommes arrivés dans ce grand centre historique du royaume de Saxe à la mi-journée ; pour une escale de quarante-huit heures ; donc pas de temps à perdre pour prendre la mesure d’une ville témoin tragique de notre histoire commune. Trois jours durant (13 au 15 février 1945), l’aviation américaine et la Royal Air Force britannique ont déversé bombes incendiaires et à retardement pour porter un ultime coup mortel au IIIème Reich ; quelque 35000 victimes, a minima.
Alors sous emprise de l’Union soviétique, la République Démocratique Allemande (1949-1990) va avoir à cœur de rebâtir à l’identique églises et palais, en utilisant les pierres d’origine. Relevée de ses cendres, Dresde, situé aux confins des frontières avec la Pologne et la République Tchèque, est redevenue un balcon de l’Europe ; la Florence de l’Elbe, comme il est coutume de l’appeler pour souligner son rapport à la peinture, est une escale incontournable pour qui veut comprendre l’Allemagne réunifiée depuis le 3 octobre 1990. Quand Le Mur de Berlin s’est effondré, Vladimir Poutine, alors officier du KGB, était encore en poste à Dresde.
Ce samedi 6 avril 2019, le ciel était de la partie ; il a fait bon marcher en longeant le lit du fleuve, en essayant d’oublier que là-bas, tout à l’Ouest, les Gilets Jaunes devaient s’en être venus pour la énième fois envahir rues et ponts de Paris ; mais sans pouvoir gommer la crainte que fait peser, ici, la résurgence de la mouvance d’extrême-droite et de la croix gammée. La veille, à Weimar, c’est un jeune homme affichant clairement sur son sweater son appartenance au mouvement Green Nazy qui nous avait rappelé qu’il en était ainsi au pays de Goethe. Weimar ? À quelques kilomètres de là, Buchenwald ; de sinistre mémoire.
22 h passées ; la nuit est encore incertaine sur la Neumark (Nouveau Marché), une grande place du centre historique. Il fait bon retrouver l’air frais au sortir d’une auberge dont on ne peut que vanter l’excellence ; que serait l’Allemagne sans choucroute et sans bière ? Soudain, nous percevons les premières mesures d’une mélodie, puis la voix d’un chanteur s’accompagnant à la guitare. Cette voix n’est pas aussi grave et profonde que celle de Léonard Cohen, mais ce dernier – décédé en 2016 – ne serait pas le dernier à féliciter ce jeune homme lui rendant, ici, un hommage implicite. Halleluja, l’une des plus belles compositions de Léonard Cohen, devenue culte dès sa sortie en 1984, une quinzaine d’années après Suzanne et The bird on the wire, deux titres phares de sa période folk.
On doit à Nietzche cette certitude : « Sans la musique, la vie serait une erreur ». Combien j’envie, tout en les remerciant, celles et ceux qui ont en eux ce don d’associer les notes sur des partitions et, comme Léonard Cohen, la capacité d’y ajouter des mots. Hallelujah n’est peut-être pas la plus évidente de ses compositions pour saisir le fond de sa pensée, mais c’est assurément celle qui d’emblée pousse le cœur à battre la chamade. Le nôtre a fortement palpité ce samedi 6 août, dans l’atmosphère bleu-nuit de la Neumark de Dresde. D’autant plus fort que nous savions combien cet impromptu musical avait, en ce lieu et à cet instant, une lourde charge symbolique.
Sur ce vaste espace se dresse un mémorial monumental dédié à Martin Lûther ; le fondateur du Protestantisme, pourfendeur de la Papauté. Si les Allemands lui doivent d’avoir su leur donner une langue commune, nul ne peut avoir oublié ses écrits antisémites ; comme quoi la haine du Juif n’a pas attendu Hitler pour faire des émules, ici comme dans tous les pays chrétiens. Or, cet Hallelujah qui s’élevait dans la nuit est l’œuvre d’un Juif, qui s’est assumé comme tel, mais sans la moindre ostentation, tout simplement par fidélité à ses racines, tout en gardant un esprit critique sur la politique menée par Israël. Il est risqué de faire parler les morts, mais tout me laisse à penser que Léonard Cohen associerait sa voix à tous ces juifs qui fustigent la politique menée par Benyamin Netanayhu et ses partenaires de droite identitaire, suprémacistes. Car, douloureux constat, le peuple juif, qui a tant souffert à travers les âges, souffre, lui aussi, d’avoir en son sein des racistes.
L’Hallelujah de Léonard Cohen, une chanson sans réelle portée religieuse, mais qui a la résonnance d’un cantique. C’est comme tel que je la perçois ; c’est comme tel que je l’ai perçue ce samedi 6 avril 2019. De par sa nature même, l’avatar de bronze du Réformateur de la pensée biblique, dressé fièrement sur son socle à quelques mètres de là, n’aura laissé entrevoir aucune émotion et se gardera de tout commentaire. Pour nous, un sentiment contrasté. Au lendemain de notre croisement avec un jeune nazi, ce guitariste et chanteur d’un soir aura redonné de la brillance à la flamme de l’espoir.
C’est en entendant L’affiche rouge, chantée sur les marches du Panthéon, mercredi soir, que ce grand moment d’émotion m’a retraversé l’esprit. Entre l’Hallelujah de Cohen et cette poignante chanson de Léo Ferré, tirée d’un poème d’Aragon (Strophes pour se souvenir), le lien n’est peut-être pas évident à saisir pour qui n’a pas vécu cette intense période de créativité des premières décennies d’après-guerre ; il faut y voir le fil ténu de l’espoir d’un monde enfin apaisé et fraternel auquel s’est accrochée notre génération, de part et d’autre de l’Atlantique, avec l’aide de ces talentueux porte-voix, chantres de l’humanisme.
Musique encore et toujours ; ce mercredi soir, lors de l’hommage au groupe Manoukian, j’ai découvert cette émouvante complainte Grounk, l’oiseau d’Arménie exécutée par Astrig Siranossian, violoncelliste française d’origine arménienne ; il ne m’en fallait pas plus pour faire, là aussi, le rapprochement avec Pau Casals, violoncelliste de renommée internationale, et son tout aussi célèbre El Cant dels Ocells (Le Chant des oiseaux), que je ne peux entendre sans éprouver une vive émotion, tout aussi intense que celles que je viens d’évoquer ; un arrangement d’une chanson traditionnelle de la Catalogne, son pays d’origine, que Casals aura systématiquement joué en bis à la fin de chaque concert, dès 1939 ; pour marquer son opposition au Franquisme. Le 13 novembre 1961, à la Maison Blanche, devant John Fitzgerald Kennedy et son épouse, Casals témoignera de cette façon de son combat contre le despotisme. Le présent nous rappelle qu’il nous faut poursuivre ce combat en veillant à ce que la démocratie ne soit pas dévoyée, là où elle subsiste encore.
Les messages qui nous ont été adressés lors de l’hommage à Robert Badinter puis, sept jours plus tard, lors de cette cérémonie honorant la mémoire de Missak et Mélimée Manouchian et de leurs compagnons d’armes, victimes de la soumission et complicité active du Régime de Vichy avec les sbires d’Hitler, ces messages resteront-ils gravés dans les mémoires ? Je veux le croire ou, plus précisément, tente de m’en persuader, conscient que ces commémorations ne parlent surtout qu’à des gens de ma génération.
Le 19 décembre 1964, quand André Malraux a, d’une voix chevrotante, prononcé son fameux « Entre ici Jean Moulin » nos préoccupations d’alors étaient autres, bien que conscients cependant de ce que l’on devait à ce chef de la Résistance. Nous chantions déjà à tue-tête L’Affiche Rouge. Nous savions que d’autres hommes, mais également des femmes, étaient en droit, eux aussi, de reposer aux côtés de Voltaire, Hugo, Zola ; c’est aujourd’hui chose faite et bien faite pour tous les membres du groupe Manoukian. Mais en 1964, comme je me suis plu à le rappeler dans une précédente chronique, c’est l’avenir qui nous préoccupait ; ce monde de l'après-guerre n'en avait pas encore fini avec sa reconstruction et l'Union européenne était toujours dans les limbes.
Le 9 juin prochain, nous avons à nouveau rendez-vous avec notre conscience. Il s’agira de dire à quelle Europe nous croyons. À celle de ces Nationalistes qui, de facto, ne seront que les polichinelles de plus puissants qu’eux et qui s’ingénieront à réduire en cendre tous les efforts engagés depuis plus d’un demi-siècle ? Ou bien, à celle qu’il nous faut chercher à consolider, quitte à n’avoir de cesse, une fois que nous serons rassurés, de rappeler combien elle gagnerait en solidité en mettant en application le principe déclaré lors de la signature du Traité de Rome de 1957 d’une harmonisation sociale par le haut. Dans ce traité, le principe de l’égalité salariale entre hommes et femmes était affirmé. On voit le risque que nous font prendre aujourd’hui de trop longues tergiversations.
Qu’en sera-t-il de l’Ukraine le 9 juin prochain ? Qu’en sera-t-il de la Palestine et d’Israël ? La menace Trump pèsera-t-elle suffisamment pour éviter que l’étau ne se resserre ? Notre jeunesse aura-t-elle eu le temps d’ici là de saisir les enjeux ?
À mon tour de leur rappeler les noms de tous ces jeunes hommes exécutés le 21 février 1944 au Mont Valérien, ajoutant AR à ceux dont les noms ont figuré sur l’affiche rouge placardée sur les murs français
Alfonso Celestino (AR), Espagnol, 27 ans
Bancic Olga, Roumaine, 32 ans, seule femme du groupe, guillotinée en Allemagne le 10 mai 1944)
Boczov Joseph (AR), Hongrois, 38 ans
Cloarec Georges, Français, 20 ans
Della Negra Rino, Français d'origine italienne, 19 ans
Elek Thomas (AR), Hongrois, 18 ans
Fingercwajg Maurice (AR), Polonais, 19 ans
Fontanot Spartaco (AR), Italien, 22 ans
Geduldig Jonas, Polonais, 26 ans
Glasz Emeric, Hongrois, 42 ans
Goldberg Léon , Polonais, 19 ans
Grzywacz Szlama (AR), Polonais, 34 ans
Kubacki Stanislas, Polonais, 36 ans
Luccarini Cesare, Italien, 22 ans
Manouchian Missak (AR), Arménien, 37 ans
Manoukian Armenak Arpen , Arménien, 44 ans
Rajman Marcel (AR), Polonais, 21 ans
Rouxel Roger, Français, 18 ans
Salvadori Antoine, Italien, 24 ans
Schapiro Willy, Polonais, 29 ans
Usseglio Amedeo, Italien, 32 ans
Wajsbrot Wolf (AR), Polonais, 18 ans
Witchitz Robert (AR), Français, 19 ans
Le 21 juin prochain, on se doit d’espérer que nous serons réconfortés, que la jeunesse européenne aura su ne pas tomber dans le piège que lui tendent ces oublieux des tragédies passées, dont certains, si tant est qu’ils aient pu arriver à leur fin, s’empresseront, en France, de réclamer une panthéonisation du Maréchal Pétain.
Le 21 juin prochain sera le jour de la fête de la musique. Rien ne me réjouirait plus que d’apprendre qu’ici et là les jeunes gens qui peupleront les rues auront repris en chœur cet Hallelujah de Léonard Cohen ; qu’importe la tonalité de cette chanson « sombre réjouissance, sacrée et profane » comme l’a très finement analysée Max Dozolme, chroniqueur à France musique, en mettant l’accent sur la charge émotionnelle de cette chanson
De ma retraite, il me plaira de me mettre au diapason, rassuré – « Dieu soit loué » - que le pire a été évité.
Alléluia !
Claude TARIN
Samedi 24 février 2024
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