• Voyage, voyage

     

    Voyage, voyage ; C’est cette chanson qui me revient immédiatement en tête quand l’occasion se présente de réfléchir à cette notion du voyage. De Desireless, qui s’est fait un nom avec cette chanson, je conserve l’image d’une femme hors norme pour l’époque, du fait d’une coupe de cheveux lui donnant un aspect androgyne ; mais c’est surtout une voix superbe qui résonne alors en moi.

    Jusqu’à ce jour, je ne m’étais jamais penché sur le texte du parolier Jean-Michel Rivat, seul comptait et compte encore le timbre de cette voix qui avait et conserve le don de me transporter vers des ailleurs. On y évoque ce tapis du vent qui vous balade dans l’espace inouï de l’amour, plus loin que la nuit et le jour.

    Ces ailleurs, j’en suis conscient, sont toujours inaccessibles pour nombre de concitoyens.  Voyager suppose que l’on ait les subsides pour le faire ; mais de là à se donner mauvaise conscience pour ce qui s’apparente à un privilège, puisqu’en mesure de faire face aux frais qu’il faut engager pour s’en aller à la découverte du monde, il y a un pas que je ne franchis pas. Le voyage aura été consubstantiel à mon mode de vie, joyeusement partagé en famille dans la première période. Un choix délibéré pour meubler « intelligemment » le temps des congés payés, dès la deuxième ou troisième embauche ; vécu, au fil des ans, comme un besoin vital.

    Au regard de ce qui se pense et se clame aujourd’hui, je ne me sens en rien coupable d’avoir, a posteriori, contribué au réchauffement climatique ; en ne ménageant pas les cylindres de ces voitures dont le coffre était trop petit pour y fourrer, entre les valises, tout le nécessaire du camping ; pas plus que je m’en veux d’avoir demandé, plus tard, à des pilotes, co-pilotes et hôtesses de l’air de me transbahuter au-dessus des nuages pour effectuer des allers-retours favorisant la confrontation, sous des horizons lointains, entre le réel et l’imaginaire. Sans jugement de ma part pour celles et ceux qui privilégient ce type de vacances, je ne pouvais m’imaginer passant ces temps de congés allongé sous un parasol…a fortiori sous un palmier ; plaisir, là encore, que ne peuvent encore éprouver, même en France, trop de gens, déjà bien en mal pour assurer le quotidien.

    Si j’en viens à écrire cela, c’est parce que, alors que nous venions, mon épouse et moi, de prendre le temps d’aller, aux sources du romantisme allemand, saluer la Lorelei, nymphe du Rhin, nous apprenions la nouvelle que Venise mettait en application son intention de freiner le tourisme de masse. Avec la bénédiction du Pape, puisque François, ce dimanche 28 avril, au cœur de la Sérénissime, a lancé une mise en garde contre l’impact du surtourisme, lors d’une messe devant 10000 personnes sur la place Saint Marc : au motif de la protection de l’environnement.

    Un an avant que la voix de Desireless inonde les ondes, nous avions pu, en famille, goûter au plaisir de voir s’envoler les pigeons de la place Saint-Marc ; une simple escale d’une demi-journée lors d’un voyage découverte de la Yougoslavie ; un goût de trop peu, qui nous poussera quelques années plus tard, à y retourner pour un séjour prolongé ; la nature nous gratifiera d’un spectacle :  l’Acqua Alta ; ô combien révélatrice des « fragilités » de ce site touristique.

    Bien évidemment, je comprends la décision des Vénitiens ; le trop plein journalier de visiteurs pèse sur leur quotidien. Mais je ne suis pas loin de penser que le Pape François serait d’accord pour dire que tout individu devrait avoir pu se balader, au moins une fois dans sa vie, dans ce labyrinthe d’émerveillements.

    Ayant, chaque année, durant cinq décennies, pu porter les yeux sur d’autres sites qui nous racontent l’histoire de notre planète, je ne suis pas le mieux placé pour interdire à quiconque de s’en aller à la conquête de soi en découvrant les autres.

    Là est d’ailleurs la question fondamentale : voyager, c’est sortir de soi-même pour accroître ses connaissances et mieux se connaître.

    « Je hais les voyages et les explorateurs ! » Ne nous trompons pas sur le sens de cette exclamation qu’écrit, dès la première ligne de Tristes Tropiques, l’ethnographe anthropologue Claude-Lévi Strauss ! Que celles et ceux qui n’éprouvent pas ce besoin d’aller voir ailleurs  se gardent d’en faire un slogan pour justifier leur rejet du voyage ! S’il y a quelqu’un qui a voyagé, c’est bien lui, en se consacrant essentiellement au vaste Brésil. Ce que nous dit Claude-Lévi Strauss, c’est qu’il nous faut donner du sens à tout déplacement lointain.

    Voyage, voyage…On peut effectivement vivre sans éprouver le besoin de boucler une valise ; il y a d’autres moyens d’évasion de soi-même ; pour autant, on se prive ainsi d’une confrontation directe avec d’autres cultures. Quand on goûte de visu à la différence, en prenant garde de ne pas camper aveuglément sur son quant à soi, on peut plus facilement parler en connaissance de cause de ces ailleurs et, simultanément, relativiser bien des problèmes domestiques.

     À l’heure d’aujourd’hui, nous aurions bien des raisons à rester calfeutrés dans nos murs tapissés par nos certitudes. Ce n’est pas ce que à quoi nous invitait, en 1986, Desireless.

    Au-dessus des barbelés

    Des cœurs bombardés

    Regarde l'océan

    Voyage, voyage

    Il est indéniable que nous les voyageurs des dernières décennies du XXème siècle avons contribué à défaire un monde bipolaire. 1989 : chute du Mur de Berlin. Hélas ! de nouveaux murs se dressent dans un monde désormais multipolaire. Le chemin conduisant à l’universalité est entravé par de nouveaux freins à la compréhension mutuelle.

    Alors que tant de gens s’engagent dans des périples incertains mais porteurs d’un espoir fou, avec pour guides touristiques des passeurs sans foi ni loi, on ne peut plus, nous qui baignons dans une relative prospérité, penser voyages comme si de rien n’était.

    Pour aller où et faire  quoi?

    De toute évidence, là, où notre présence ne relève pas de la provocation.

    Laissons le soin aux journalistes et aux organisations humanitaires de maintenir une passerelle entre nous et des populations vivant sous la terreur !

    S’il convient d’espérer que les moyens de transport sauront s’adapter aux contraintes environnementales, ce serait une grave erreur pour les prochaines générations qu’elles se mutilent en taisant toute envie, sous prétexte de ne pas lui nuire, de partir à leur tour découvrir les multiples beautés de la planète bleue. L’altérité partagée est un gage de survie pour l’humanité.

    « Les voyages forment la jeunesse » a dit Montaigne. Le conseil conserve toute sa pertinence.

     

                                                                                                                                               Claude Tarin

     

                                                                                                                                     Lundi 29 avril 2024

     

     

     


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