• Henri Charles Marie Cavan et l’immonde supplice

      « Un grand balancement de la terre et du ciel à travers les paupières glissantes ; du froid mouillé ; des choses qu’on retrouve dans l’aube blême, les unes après les autres, et toutes ; personne de tué dans les ténèbres, personne même d’enseveli malgré l’acharnement des obus : la même terre et les mêmes cadavres ; toute la chair qui frémit comme des saccades intérieures, qui danse, profonde et chaude, et fait mal ; même plus d’images, cette seule fatigue brûlante que la pluie glace à fleur de peau : et c’est un jour qui revient sur la crête, pendant que toutes les batteries boches continuent de tirer sur elle, sur ce qui reste de nous là-haut, mêlée à la boue, aux cadavres, à la glèbe naguère fertile,souillées maintenant de poisons, de chair morte, inguérissable de notre immonde supplice. »

     (20 février 1915, Maurice Genevoix, Les Eparges)   

       « Debout mon gars, on s’en va ! Je m’éveillai dans l’herbe humide de rosée. Nous revînmes en courant au boyau, à travers la gerbe sifflante d’une mitrailleuse, et nous occupâmes une position abandonnée par les Français à l’orée du bois. Une odeur douceâtre et un paquet accroché dans le réseau de barbelés mirent mon attention en éveil. Une chair de poisson, décomposée, luisait d’un blanc verdâtre dans l’uniforme en lambeaux. Me retournant, je sautai en arrière, saisi d’horreur : près de moi, une forme humaine était accotée à un arbre. Elle portait les cuirs brillants des Français et avait encore au dos le sac haut chargé, sommé d’une gamelle ronde. Des orbites caves, quelques touffes de cheveux sur le crâne d’un brun noir m’apprirent que je n’avais pas affaire à un vivant. Un autre était assis, le buste replié en avant sur ses jambes, comme s’il venait de s’écrouler. Les alentours étaient parsemés d’autres cadavres par douzaine, pourris, calcinés, momifiés, figés dans une inquiétante danse macabre. Les Français avaient dû tenir des mois auprès de leurs camarades abattus, sans pouvoir les ensevelir. »

    (24 avril 1915, Ernst Jünger, Orages d’acier)

     En cette fin du mois d’avril 1915 deux grands écrivains de la Grande Guerre sont acteurs et témoins de la bataille des Eparges, dans ces Hauts de la Meuse. Bataille des Combres pour les Allemands.

     

    Henri Charles Marie Cavan et l’immonde supplice

       Aux Eparges, soldats enterrant leurs camarades au clair de lune; Avril 1915. Huile sur toile (1939), Musée national du château de Versailles. Photo RMN-Grand Palais-G-Blot.

       Pour Maurice Genevoix, sous lieutenant du 106e régiment d’infanterie, la guerre va s’arrêter le dimanche 25 avril. Il n’y a pas de trêve du jour du Seigneur sur la ligne de front. Sauf, comme cela a été le cas, ici et là, le soir de Noël de l’an dernier.

      Après la bataille de la Marne, son régiment a eu charge de reprendre entièrement cette crête des Eparges que l’ennemi occupe depuis septembre 1914. Cette butte de 345 mètres de haut, longue de 1100 mètres et large de 700 mètres, située sur la face nord du saillant allemand de Saint-Mihiel,  offre un indéniable intérêt stratégique sur la ligne de séparation en deux de la Lorraine imposée par la défaite de 1870. Cette hauteur s’avance dans la plaine de Woëvre, ce qui en ferait un observatoire idéal pour l’artillerie. Maurice Genevoix et ses hommes sont à pied d’œuvre depuis le 17 février dernier. Ce dimanche 25 avril, il fait beau. Trois balles, dans le bras gauche et au niveau de l’aisselle. Maurice Genevoix s’effondre, sans perdre connaissance. « La cime des arbres  tournoient  dans un ciel vertigineux, mêlé de rose et de vert tendre ».

       Pour Ernst Jünger, jeune lieutenant de vingt ans du 73e régiment des fusiliers de l’armée allemande, ce dimanche 25 avril aurait pu être mortellement décisif. Alors que les crapouillots, les canons des tranchées de l’armée française, crachent leurs obus bourrés de cheddite, Ernst Jünger est gravement blessé à une jambe par un éclat « coupant comme un fer de lance ». Mais il pourra, quant à lui, retourner au front. Il venait d’essuyer son baptême du feu

       C’est le lendemain que le destin va frapper le 2e classe Henri Charles Marie Cavan. Aux abords de la tranchée de Calonne. Une tranchée qui n’a rien à voir avec celles qu’il a fallu creuser à la pelle. Ce terme est courant dans les Hauts de Meuse. La tranchée de Calonne est une route forestière qui relie du sud vers le nord,  sur une distance de 25 kilomètres, Hattonchâtel à Verdun. C’est dans ce secteur que l’écrivain Alain Fournier a trouvé la mort, le 26 septembre 1914.

       Lieutenant de réserve du 288e régiment d’infanterie, alors âgé de 28 ans, Alain Fournier s’était déjà fait un nom dans le monde littéraire. Son roman Le Grand Meaulnes avait raté de peu le Prix Goncourt l’année précédente. Il a été tué et porté disparu avec vingt autres membres de sa compagnie, aux abords du bois Rémy. En quelque sorte à une portée de fusil de l’endroit où le poilu originaire de Kermouster va disparaître à tout jamais, à la lisière de la forêt d’Amblonville. Six petits kilomètres séparent Saint-Rémy-la-Calonne de cette forêt aux abords de Mouilly. Un an a passé, mais « l’orage d’acier » n’a eu de cesse entre temps de semer la terreur sur les Eparges.

       Henri Charles Marie Cavan, maçon, fils de Joseph Cavan, maçon lui-même, et de Marie Sainte Ernot, ménagère, venait tout juste de franchir le cap de ses vingt ans. Avec ses huit autres frères et ses deux sœurs, il a grandi dans la maison, de l’autre côté du chemin qui mène à la chapelle, en face de chez Paul Maréchal. C’est comme cela que l’on appelait Paul André, puisqu’il était maréchal-ferrant.  Exempté de service militaire en 1912, en raison d’un état de faiblesse générale, Henri Charles Marie avait été rappelé sous les drapeaux en novembre 1914 et incorporé, à Saint-Brieuc, dans le 71e régiment d’infanterie. Le 6 février 1915, il essuyait son baptême du feu dans l’Artois. Un mois plus tard il était transféré au  87e régiment d’infanterie du 2e corps d’armée qui bataillait alors en Champagne, au nord de Mesnil-les-Hurlus.

       Ce lundi 26 avril 1915, cela fait déjà neuf jours qu’il a devant lui la crête des Eparges. Tous les assauts ont échoué. Il en sera de même à la fin de cette journée, une dernière journée passée dans l’épouvante, à l’issue de laquelle Henri Charles Marie Cavan s’est éteint à tout jamais.

       Si, près de quatre vingt ans plus tard, Alain Fournier et ses compagnons, après que l’on eût découvert et identifié leurs squelettes dans une fosse commune creusée par les Allemands, reposent dans une nécropole proche de ce champ de bataille, le corps d’Henri Charles Marie Cavan lui n’a jamais été retrouvé.

     

    Henri Charles Marie Cavan et l’immonde supplice

     

    Cette conquête de la crête des Eparges a coûté la vie à quelque  12 000 soldats  pour les deux camps, pour des résultats quasi nuls en ce mois d’avril 1915. Par la suite, les combats dans cette région vont perdurer jusqu'en avril 1917, là encore sans modifier la ligne de front.

     

    Henri Charles Marie Cavan et l’immonde supplice

     

      Cent ans après, cette crête porte toujours les stigmates de ce conflit ô combien meurtrier. Les arbres ont repris possession de la colline, mais leurs racines s’enchevêtrent autour de cratères qui donnent encore la mesure de ce qu’a pu être le calvaire de tous ces braves. On y mesure l’intérêt qu’il y avait à conquérir cette butte.

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    Henri Charles Marie Cavan et l’immonde supplice

     

      Sur la hauteur de la crête, au bord de l’à-pic ouvrant large sur la plaine de la Woëvre, est érigé un monument à la mémoire de ceux qui n’ont pas de tombe. Au pied de ce monument, on peut porter un regard circulaire sur cette vaste plaine de la Woëvre qui borde la rive gauche de la Moselle. En contrebas le village de Marchéville-en-Woëvre. C’est ici qu’on a érigé une stèle à la mémoire de Louis Pergaud, sergent au 166e d’infanterie mais, lui aussi, homme de plume de renom. Louis Pergaud a écrit le célèbre roman "La guerre des boutons."

       Louis Pergaud a été déclaré disparu le 8 avril 1915, vingt jours avant Henri Charles Marie Cavan.. La veille il écrivait  à sa femme . Ce sera sa dernière lettre

      « Chacun est résolu à faire son devoir. Socialistes, syndicalistes et anarchistes marcheront. Nous avons pour nous le droit d’abord, nos canons et la flotte anglaise…L’heure n’est pas venu de faire des phrases. Il faut faire son devoir» écrivait Louis Pergaud à des amis lorsqu’il s’est agi pour lui, il y a tout juste neuf mois, d’aller au front. Pacifiste, antimilitariste, l’instituteur n’en était pas moins un patriote. Mais le patriotisme, l’honneur de servir la bonne cause ont leur limite face à l’abomination du champ de bataille.

       « Ici, dans la souffrance qui fait tomber les maques, je vois les bas-fonds de l’âme humaine et la lie, et la vase et la merde. Combien peu, officiers comme soldats, peuvent se vanter d’être des hommes, des hommes ». » Un extrait de sa volumineuse correspondance que cite Emile Pradel  dans « La vie de Louis Pergaud ». Et de poser la question: "Quel ivre aurait-il écrit sur la guerre, s’il en était revenu Oui ! Quel livre ?

       Il n’est pas dit qu’Henri Charles Marie Cavan ait eu le temps de savourer les aventures de Tigibus, Grandgibus, Lebrac, La Crique et Tintin. Ce roman d’un Franc-Comtois ayant été publié en 1912, il n’est pas sûr non plus qu’il ait eu le temps de conquérir les cœurs des jeunes bretons qui se sont embarqués dans une guerre d’un autre genre, impitoyable et effroyable.

       La  disparition de Louis Pergaud n’a été officialisée que le 4 août 1921 Pour Henri Charles Marie Cavan le jugement du tribunal de Lannion est tombé le 7 décembre 1920 et transcrit à la mairie de Lézardrieux deux semaines plus tard.

     

     A suivre

     Louis Lahaye : l’adieu en Champagne 

     


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