• François Le Mevel : comme Apollinaire et des millions de grippés

      La grippe ! Dite, espagnole ! Parce que l’Espagne, pays neutre pendant la guerre, ne cacha pas l’extrême dangerosité d’un virus qui venait de faire sa mutation aux Etats-Unis, à l’orée de l’automne de 1918. Dès la fin de l’été, les cas mortels se sont multipliés dans la région de Boston. Le virus va, dès lors,  lui aussi entrer en guerre. En conquérant impitoyable. Est-ce ce virus qui a frappé Joseph Marie Le Briand, matelot de la division de patrouilles en Manche de Lézardrieux ? Il s’est éteint le 3 septembre à l’hôpital de Brest. Officiellement, suite à une grippe.

       Depuis presque un an déjà, depuis le 12 novembre 1917, le port de Brest, comme celui de Saint-Nazaire, est devenu une tête de pont pour l’armée américaine. L’entrée en guerre des Etats-Unis remonte au 6 avril de cette année. Un vaste camp militaire a été installé, pour les boys, à Pontanezen, un camp pouvant accueillir à lui seul 110000 hommes. A chaque voyage, le SS Léviathan, alors considéré comme le plus grand steamer du monde, aura débarqué quelque 10000 soldats Un renfort qui va incontestablement peser sur l’issue du conflit. Mais le  8 octobre 1918, on recensait alors dans ce seul camp de Pontanézen, 12000 malades et le décès de 250 soldats en une seule journée. On comptabilisera plus de 1000 morts en France, durant cette première semaine d’octobre.

     

    François Le Mevel : comme Apollinaire et des millions de grippés

     Affiche illustrée par Charles Saunier (1917)

       

       Le virus ne fait pas le tri entre les militaires et les civils. Il se propage irrésistiblement, ajoutant des morts aux morts. Mais pas question en France d’ajouter de l’angoisse à l’angoisse. La victoire n’est pas encore acquise. La censure veille encore. Les grands journaux se sont mis au diapason. Il faut préserver le moral de ceux qui sont au front. Même si, déjà, on enregistre les premiers signes de la débandade dans le camp des adversaires.

      Le 29 septembre, les Bulgares, épuisés et vaincus, ont jeté l’éponge. Ils ont signé le premier armistice, à Thessalonique. C’est le général français Louis Franchet d’Espérey qui a eu l’honneur d’y représenter les forces de la Triple Entente.

       Deux jours après les Bulgares, ce sont les Turcs qui ont apposé leur signature sur le document annonçant l’armistice. A nouveau en Grèce, sur l’île de Lenmos, en mer Egée. Les Alliés ont aussitôt franchi le Bosphore et occupent Constantinople.

       Le 3 novembre, c’est le grand allié de l’Allemagne, l’Autriche Hongrie, qui s’incline à son tour. Elle appelle à cesser le combat immédiatement. La signature de ce nouvel armistice se fera dans une villa, la Villa Guisti, alors siège de l’état-major italien, dans le faubourg de Padoue.

      Mais l’armistice aura véritablement eu le goût de la victoire, huit jours après . La France tenait enfin sa revanche. Un armistice, c'est un vainqueur et un vaincu. Le 26 janvier 1871, la France se rangeait aux conditions de l'armée prussienne. Par le traité de Francfort, du 10 mai 1971, l'Alsace et une partie de la Lorraine tombaient dans l'escarcelle du vainqueur. Ce 11 novembre 1918, l'affront vient d'être lavé.

       Dans un wagon à Rethondes, en lisière d’une futaie de la forêt de Compiègne, après six jours d’âpres tergiversations, les chefs militaires allemands ont fini par se rendre au principe de réalité. Ils ne sont plus en mesure de continuer le combat. Même à Berlin, ce sont des exclamations de joie qui vont accueillir la nouvelle.

       Enfin une bonne, très bonne nouvelle. Mais comme le fera remarquer, au soir de cette journée historique, le Président du Conseil Georges Clemenceau au général Mordacq, chef de son cabinet militaire : « Nous avons gagné la guerre et non sans peine. Maintenant il va falloir gagner la paix, et ce sera peut-être plus difficile ».

      Celui qu'on appelait ‘Le Tigre »  va dès lors être surnommé « Père  la Victoire ». Il fera, ce jour là, preuve de lucidité. Mais cette lucidité ne va pas tarder à lui faire défaut puisqu' il va aussitôt engager l’armée et la marine françaises dans un nouveau combat. Clémenceau décide de soutenir les Russes « blancs » qui se battent contre les Bolcheviks, lesquels ont déjà largement la main mise sur l'empire du Tsar. Ce sera l’échec, ponctué par une mutinerie d’une partie des marins en Mer Noire. A l’hostilité de la population russe est venue s’ajouter la lassitude des équipages. L’impréparation de cette bataille, engagée, qui plus est, sans concertation avec les Alliés, a fait le reste. Les marins les plus politisés seront à la manœuvre, convaincus, quant à eux,  du bien fondé  des idées des révolutionnaires russes. A l’heure de l’armistice un monde nouveau est en pleine gestation.

      Mais cet épisode qui va marquer l’histoire de la Marine  n’aura en rien concerné François Le Mével. Le  marin du cuirassé Paris est la dernière victime de la Grande Guerre ayant Kermouster pour port d’attache.

      Vendredi 14 févier 1919. Alors qu’à Paris la Conférence de la Paix vient d’accoucher d’un texte finalisant le projet de création d’une Société des Nations, François Le Mevel, fils de Jean René Le Mevel, gardien de phare* et de Jenny Le Roy,  rend le dernier soupir dans un hôpital de Croatie, à Pula. Victime à son tour de la pandémie. La grippe se fiche des frontières. Il y a un mois, jour pour jour, le conseil municipal de Lézardrieux, que préside alors Paul Le Troadec,  avait tenu une séance extraordinaire pour complimenter l’intelligence et le dévouement avec lesquels le médecin de la marine René Bardoul a dispensé des soins à la population civile, de septembre 1918 à janvier 1919. C’est dans un hôpital situé à des milliers kilomètres de son pays natal que l’on aura tenté d’éviter le pire pour François Le Mevel. En vain !  

     

    François Le Mevel : comme Apollinaire et des millions de grippés

     

       Pula, un port de l’Adriatique, situé à la pointe de la province de l’Istrie. C’est ici que la marine austro-hongroise avait installé son service hydrographique. La Croatie faisait alors partie de l’empire austro hongrois et Pula lui offrait un débouché sur la mer. C’est devant ce port qu’est venu s’ancrer le cuirassé Paris, le 12 décembre dernier. Mission : superviser la reddition de la flotte austro-hongroise. Le Paris, troisième unité de la classe Courbet, est l’un des premiers dreadnoughts construits pour la Marine française. Dreardnouht pour « qui n’a peur de rien ».

      La peur a-t-elle été absente, à bord, tout au long de ces dernières semaines, alors que les belligérants d’hier travaillaient à la mise au point d’un accord final ? Le feu vert pour la création de la Société des Nations ne fait en rien oublier que  les négociations achoppent sur le texte qui doit mettre fin officiellement à la guerre entre l’Allemagne et les Alliés. Il convient de ne pas baisser la garde même si la menace sous-marine n’est plus aussi prégnante.

       L’Adriatique n’aura pas été un front majeur de la guerre. La marine austro-hongroise aura plutôt cherché à éviter l’affrontement direct, optant pour une guerre de guérilla, en privilégiant l’arme des  sous-marins et la pose des mines. L’Amirauté française se sera alors contentée de bloquer le détroit d’Otrante. De fait, c’est à terre que s’est jouée l’issue de la bataille, l’armée d’Orient étant venue à bout de la résistance ennemie. En France, la presse de ce 14 février 1919  laisse entendre que l’Allemagne aurait 10 jours pour exécuter les clauses de l’Armistice. Le traité de Versailles ne sera finalement signé que le 28 juin 1919, date d’anniversaire de l’attentat de Sarajevo, l’étincelle qui a mis le feu aux poudres.

      François Le Mevel connaissait peut-être Célestin François Marie Fraval, brigadier du 204e régiment d’artillerie de campagne, un Lézardrivien tout comme lui, d’un an plus jeune, qui est décédé, lui aussi dans un lit d’hôpital,  le 6 octobre dernier, à Korytza, en Albanie, suite à une maladie « imputable au service .». La grippe ?

      Avant qu’il ne découvre Pula, son amphithéâtre romain et son impressionnant cimetière marin, le quartier maître canonnier du Paris aura peut-être apprécié de naviguer dans les parages de l’île de Corfou. Alors informé que la guerre allait enfin prendre fin, il pouvait caresser l’espoir d’un retour au pays. Il était loin de s’imaginer que « la tueuse », comme on va appeler cette grippe, allait lui ôter définitivement cet espoir.

     

    François Le Mevel : comme Apollinaire et des millions de grippés

     La Famille (1918), dernier tableau du peintre autrichien Egon Schiele**, mort de la grippe espagnole

     

       On ne s’accorde toujours pas sur le nombre de victimes que cette pandémie de grippe  a engendré. Entre 50 et 100 millions, selon certaines sources. Pour d’autres, la fourchette s’établirait entre 20 et 30 millions, ce qui n’en constitue pas moins un chiffre supérieur à celui du nombre de morts civils et militaires, du seul fait de la guerre. On l’évalue à 18, 6 millions de morts, 9,7 millions côté militaires, 8,9 millions côté civils. 14 18 ? Une page doublement sombre pour l’humanité.

       De ce flot qui a emporté le marin breton vers les rives de l’au-delà émerge un nom, celui d’un poète dont la mort, deux jours avant la signature de l’arrêt des combats dans le wagon de Rethondes, n’aura laissé personne indifférent, même ceux qui n’avaient jamais pu ou su apprécier la force de sa plume. Guillaume Apollinaire a, lui aussi, été la proie de ce virus infernal.  Il est devenu en quelque sorte le symbole de cette pandémie. Un symbole d’autant plus accepté que ce poète, surgi de nulle part, n’avait guère hésité, dès le déclenchement de la guerre, à s’engager.

       De lui, on retenait déjà l’image de celui qui avait tenu à aller au combat bien que n’ayant toujours pas acquis la nationalité française. Guillaume Apollinaire, Guglielmo Alberto Wladimiro Alessandro Apollinare de Kostrowitzsky de son vrai nom, était alors considéré comme sujet russe, bien que né à Rome, de père inconnu, mais de mère polonaise.  La Pologne était alors inféodée à l’empire russe. Cette nationalité, il venait tout juste de l’obtenir quand un obus a éclaté  dans le milieu de l’après-midi, le 17 mars 1916. Son régiment, le 96e régiment d’infanterie, est alors au pied du Chemin des Dames, aux bois des buttes. Guillaume Apollinaire est plongé dans la lecture du Mercure de France, une revue littéraire fort appréciée des milieux intellectuels. Soudain, un bruit assourdissant suivi d’un violent choc à la tête. Pour le sous-lieutenant, la guerre va désormais prendre un autre visage.

    François Le Mevel : comme Apollinaire et des millions de grippés

     

    La colombe poignardée et le jet d’eau (1918) recueil Calligrammes, Guillaume Apolinaire*** 

     

      Quelques mois plus tard, l’image du soldat au crâne enrubanné par un large pansement sera connue de tous. Guillaume Apollinaire est décédé le 9 novembre 1918, chez lui, à Paris, alors que, passant sous ses fenêtres, boulevard Saint-Germain les Parisiens défilent en criant « A mort Guillaume ». Mais ce n’est pas de lui qu’il s’agit. Guillaume II d’Allemagne a abdiqué ce jour.

      Où se trouvait François Le Mevel le 11 novembre 1918 ? A bord du Paris, les permissions n’étant guère à l’ordre du jour alors qu'il venait tout juste d’être mis fin aux hostilités? A terre, en balade en terrain conquis? Qu'importe! Il aura, à coup sûr, là où il se trouvait, apprécié de vivre un moment historique. Comment pourrait-il en avoir été autrement ? Il ne craignait plus désormais la torpille. C’est par la coupée que la mort viendra le surprendre.

     

     * L'annotation gardien de phare figure bien dans l’acte de naissance de François Le Mevel. Mais le nom de son père n’apparaît pas dans les registres des Phares & Balises de Lézardrieux

     ** Egon Schiele (1890-1918), peintre autrichien n’a pas combattu sur le front. En 1915 il occupe la fonction de clerc dans un camp de prisonniers en Basse Autriche puis rejoint, en 1917, l’intendance impériale et royale à Vienne. Son épouse, au sixième mois de sa grossesse, meurt le 28 octobre 1918. Egon Schiele meurt à son tour de la même maladie trois jours plus tard.

    *** C’est la guerre qui a inspiré ce poème dont la disposition typographique représente la figure qu’il évoque.  Guillaume Apollinaire est à l'origine du mot (formé par la contraction de « calligraphie » et d'« idéogramme »), dans un recueil du même nom (Calligrammes, 1918)

     

     


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