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Au pied d'un arbre de la liberté
Dans la perspective de la commémoration du 80ème anniversaire du Débarquement en Normandie, combien d’arbres de la liberté vont être plantés d’ici là ? À ma connaissance, au moins un, puisqu’invité à assister à l’événement ; mais sans nul doute, cette scène est appelée à se reproduire, ici et là, dans les semaines qui viennent. Ce n’est qu’au début de l’été 1944 que des communes françaises ont recouvré le goût de la liberté après quatre longues années d’oppression ; la guerre définitivement terminée en 1945, une tradition, plus ou moins soutenue, s’est instaurée au fil des ans. Un arbre, pour enraciner les consciences. ; pour raviver les mémoires, au fil des saisons.
Dans Mythologie des arbres, publié en 1989*, l’historien et philosophe Jacques Brosse (1922-2008) écrivait : « Jamais un arbre n'a été adoré rien que pour lui-même, mais toujours pour ce qui, à travers lui, se révélait, pour ce qu'il impliquait et signifiait. C'est en vertu de sa puissance, c'est en vertu de ce qu'il manifeste et qui le dépasse, que l'arbre devient un objet religieux. » Il faudra attendre la Révolution française pour que lui soit accolée, haut et fort, la charge symbolique de la liberté. Une liberté alors vengeresse d’un peuple qui brise les chaînes d’une monarchie de droit divin.
Le 2 mars 1848, lors de la plantation d’un arbre de la liberté sur la place des Vosges à Paris, Victor Hugo s’exclamera ainsi avec emphase : « C'est un beau et vrai symbole pour la liberté qu'un arbre ! La liberté a ses racines dans le cœur du peuple, comme l'arbre dans le cœur de la terre ; comme l'arbre elle élève et déploie ses rameaux dans le ciel ; comme l'arbre, elle grandit sans cesse et couvre les générations de son ombre. Le premier arbre de la liberté a été planté, il y a dix-huit cents ans, par Dieu même sur le Golgotha. Le premier arbre de la liberté, c'est cette croix sur laquelle Jésus-Christ s'est offert en sacrifice pour la liberté, l'égalité et la fraternité du genre humain. »
L’arbre protecteur, l’arbre qui rassure, l’arbre qui apaise, l’arbre dans toute la splendeur de son ramage fait cependant pâle figure dans la symbolique des Nations, contrairement à l’aigle ou les étoiles. Au jour d’aujourd’hui, selon le recensement de l’Organisation des Nations Unies, 197 drapeaux flottent aux vents de la Terre. Un rapide inventaire révèle qu’il n’y en a que 8 qui se réfèrent à la puissance de l’arbre, la feuille d’érable du drapeau canadien comprise.
L’Union européenne a choisi les étoiles, mais on doit se réjouir que la France ait eu l’idée de graver sur une face des pièces de 1 € et 2 €, dont elle avait la maîtrise, un arbre étoilé dont le tronc, les branches et les racines sont encadrés par la devise Liberté, Égalité, Fraternité. Ces pièces rayonnent dans l’espace européen.
Si l’arbre a pour premiers mérites de nous protéger des ardeurs du soleil et des effets nocifs du gaz carbonique qui traîne dans l’atmosphère, il n’est cependant en rien bouclier indestructible contre la folie furieuse qui peut s’emparer des hommes.
Tout comme nous, la République d’Haiti a pour devise « Liberté, Égalité, Fraternité » et le palmier qui se dresse dans un carré blanc entre les deux bandes rouge et bleue porte fièrement le Bonnet de la Liberté. Depuis des décennies, ce petit pays des Antilles est en proie à des convulsions qui dépassent aujourd’hui l’entendement.
Et que dire du Liban et de ce cèdre qui fut longtemps considéré comme l’emblème de la noblesse, de la grandeur, de la force, de la pérennité…et de l’incorruptibilité ?
Les symboles de liberté, d’égalité ou de fraternité sont comme les arbres, ils ont leur fragilité, peuvent souffrir, plier comme le roseau de la fable, mais, hélas, comme il nous est donné de le constater, se briser net quand se lèvent de violentes bourrasques générées par le souffle venimeux d’esprits dénués de toute humanité. Ce fut déjà le cas en 1939, quand un petit caporal raciste arrivé au pouvoir fit accrocher aux serres de l’aigle de feue la République de Weimar la tristement célèbre svastika, la croix gammée fierté des Nazis. Quatre-vingts ans après sa mort, il continue à faire des émules. Constat ô combien affligeant.
« Les chênes qu’on abat », les gens de ma génération ne peuvent avoir oublié cette expression ; André Malraux, puisant dans la prose de Victor Hugo – l’incontournable référence – avait ainsi titré un livre portant sur l’entretien que le Général de Gaulle lui avait accordé en 1969. De Gaulle venait de quitter le pouvoir, suite à son échec démocratique ; le peuple français ayant répondu non à son projet, soumis par référendum, de décentralisation et de fusion du Sénat avec le Comité économique et social. Bien évidemment, Malraux n’a fait ici qu’utiliser la métaphore de l’arbre pour rendre hommage à ce Président que l’on pouvait croire indéboulonnable voici peu encore. Cela n’a donc aucun rapport avec cette réflexion du jour. Quoique…
Il me plaît, d’abord, de souligner que le 9 juin prochain, date à laquelle nous déposerons un bulletin dans l’urne, cela fera très exactement quatre-vingt-dix ans que le lieutenant-colonel Charles de Gaulle et son épouse se rendaient acquéreurs, en viager, du domaine de La Boisserie, à Colombey-les-deux églises. C’est dans ce lieu que De Gaulle avait accueilli Malraux pour ce qui sera le dernier tête à tête entre les deux hommes ; un lieu chéri plus que tout par l’ex-locataire de l’Élysée. Il est de notoriété publique que De Gaulle a préféré la compagnie des frênes centenaires de sa propriété à celle des platanes - dont certains datent d’avant 1789 - du parc présidentiel.
Mais c’est surtout cet arbre de la liberté qui va être mis en terre, sous mes yeux, qui explique la raison d’être de cette digression gaullienne.
Je fais partie de ces électeurs qui lui ont fait défaut en 1969, non pas pour ce qu’il proposait mais parce que considéré comme dépassé concernant les évolutions de la société…puisqu’âgé de 79 ans…l’âge qui est maintenant le mien. Il n’est jamais trop tard pour faire amende honorable, d’autant qu’il y a urgence à resituer la conception qu’avait de l’Europe le fondateur de la Vème République ; avant que les tenants du nationalisme en viennent à lui faire dire ce qu’il n’a pas dit pour étayer leur euroscepticisme.
Indéniablement, De Gaulle aura toujours placé les intérêts de la France au premier rang de ses préoccupations, parfois avec une regrettable condescendance, mais l’homme du 18 juin 1940 n’a jamais oublié ce que notre pays doit à tous ces jeunes hommes venus du Canada, des États-Unis, d’Australie, de Nouvelle-Zélande et de bien d’autres horizons.
L’arbre de la liberté, auquel je fais allusion, est le fruit de la volonté d’un aviateur américain, Arnold Pederson, abattu le 8 février 1944 au-dessus de Pont-Audemer, décédé récemment alors qu’il venait de franchir le cap des cent ans. Il tenait à remercier tous ces résistants qui lui ont permis de recouvrer les ailes de la liberté après son parachutage. Mais cette cérémonie marquera aussi la reconnaissance que nous lui devons. Cela De Gaulle ne l’a jamais oublié et son antiaméricanisme supposé ne peut souffrir d’une interprétation peu respectueuse du militaire qu’il fut.
Dans Les chênes qu’on abat, Malraux a noté cette conviction : « Il ne s’agit plus de savoir si la France fera l’Europe, il s’agit de comprendre qu’elle est menacée de mort par la mort de l’Europe. » Force, ici, est de reconnaître que De Gaulle voyait juste quand il disait que l’Europe ne devait compter que sur elle-même et rien que sur elle-même. Se contenter du parapluie américain relevait de l’inconséquence. Nous en sommes arrivés à ce constat.
Le 22 novembre 1959, dans un discours prononcé à l’Université de Strasbourg, De Gaulle, fraichement élu Président de la République s’exclamera : « Oui, c’est l’Europe, depuis l’Atlantique jusqu’à l’Oural, c’est l’Europe, c’est toute l’Europe qui décidera du destin du monde ». À cet époque la Chine n’apparaissait pas encore comme une menace et De Gaulle en était à espérer que la Russie fasse tomber l’armure du communisme. Aujourd’hui, son Europe intégrant la Russie relève encore du rêve inaccessible. Celui-ci peut devenir réalité, mais l’ancien chef de guerre qu’il a été ne pourrait que regretter le retard pris par les Européens en matière de défense commune.
Il est à souhaiter qu’il ne soit pas trop tard. Sauver l’Ukraine, c’est faire un grand pas vers l’Oural. Vaincre Poutine, c’est permettre aux Russes de briser les chaînes du totalitarisme. Il fût un temps où l’esprit des Lumières soufflait sur Saint-Pétersbourg.
Le 18 avril prochain, à Échauffour, dans l’Orne, au pied de l’arbre de la Liberté, don de la famille Pederson, l’espoir se conjuguera au passé et au futur.
Claude TARIN
Jeudi 4 avril 2024
*Jacques Brosse, Grand prix de littérature de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre en 1987. Mythologie des arbres a été publié chez Plon deux ans plus tard, puis réimprimé chez Payot-Rivage en 1993 et 2001.
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