• Sur le chemin de l’école : Jean-Pierre Le Dantec

     

    Avec le récit de Jean-Pierre Le Dantec s’ouvre une nouvelle ère, celle de la période où l’enseignement, des petites aux grandes sections, aura été assuré, comme précédemment, par un couple d'instituteurs,  Monsieur et Madame Madiou, mais dans la durée, comme cela a été le cas avec Monsieur et Madame Le Cam. Malgré les obligations du service militaire, auxquelles Jean Madiou n’aura pas eu loisir de s’extraire, alors que la guerre en Algérie était à sa plus haute intensité, ces nouveaux locataires du logement des instituteurs s’y seront installés, eux aussi, pour un temps suffisamment long ; ce qui fait qu'ils vont s'ancrer solidement dans le paysage ; onze ans durant ; de 1956 à 1967.

    De ce temps lointain, Jean-Pierre Le Dantec, qui prendra le chemin de l’école en avril 1954, conserve bien le souvenir, ô combien contrasté, de ces deux instituteurs. Ses parents, qui venaient de Pleubian, avaient repris, à Kerarzol, deux ans plus tôt, la ferme des grands-parents maternels. Il quittera Kermouster en 1960 pour y revenir en 1999. C'est à Saint-Brieuc, au collège et au lycée qu'il aura continué ses études. Toujours à Saint-Brieuc, il sera animateur et médiateur culturel. Conteur et formateur dans le domaine du langage, il va alors conduire des travaux sur la tradition orale.

    Lui qui parcourt désormais sans arrêt la presqu’île pour questionner à tout va et informer les lecteurs de La Presse Armor a, comme on le dit, la tête suffisamment bien faite pour faire son miel après avoir déniché de savoureuses anecdotes. Revisiter son passé d’écolier, lui offre l’opportunité de nous rappeler que ce village a longtemps vécu au rythme des coups de marteau du maréchal-ferrant et des festivités du pardon qui se déroulaient alors en plein cœur du hameau.

                                                                                                                                            C.T.

                                                                                                               Mercredi 25 novembre 2020

     

    L’orange, la brioche et le bol de chocolat chaud

     

    Kermouster dans les années 50, pour un gamin comme moi, c'était un espace de vie plutôt clos par rapport à aujourd'hui. Les lieux familiers que je fréquentais étaient essentiellement l'école, la chapelle et chose importante le chemin à faire à pied pour me rendre à l'école, ce trajet était l'occasion de découvertes, de rencontres diverses. En fait, il y avait du monde dans le village à cette époque là, toutes les maisons étaient habitées, et certaines familles avaient cinq, huit ou neuf enfants. Nous n'étions pas embêtés ni par les voitures, ni les tracteurs, on vivait au rythme de nos pas, parfois moins lorsqu'il fallait accompagner les vaches. "La vache fait du 3 km à l'heure et nourrit l'humanité"  dit Georges Braque.

    Lors de mon trajet pour me rendre à l'école, il y avait un point fort, la forge, un lieu d'incandescence, tenue par Paul Hervé, là où habitent maintenant Jean Pierre et Elisabeth Rougié. Il n'y avait pas de mur, la forge était ouverte, on pouvait certains jours voir la flamme du feu qui venait d'être allumé avant de recevoir le charbon. Il y avait toujours au moins un cheval de trait devant la forge, parfois deux, le deuxième attendait son tour pour se faire ferrer. Lorsque Paul posait le fer chaud sur le sabot du cheval, ça sentait la corne brûlée, ce n'était pas du tout agréable comme odeur, mais la scène était fascinante, le cheval ne réagissait pas, je trouvais cela troublant, je garde un souvenir paisible de ce spectacle.

     Paul était un personnage, physiquement c'était plutôt le style "Laurel", sec, il chiquait. Une année, chez nous, il venait bêcher le jardin tous les ans, ma mère m'a demandé d'aller chercher de la chique chez André pour Paul, j'y suis allé et en revenant j'en ai pris un morceau afin d'en connaître le goût, ce fut une catastrophe pour moi, j'ai vite perdu la clé de mon derrière.

    Dans le trajet, juste avant de passer devant la chapelle, il y avait la ferme de Louis Chevanton, il y avait toujours du monde dans la cour, poules, oies et bien d'autres. Il y avait un moment particulier et troublant pour le gamin que j'étais, c'était le jour où on castrait les petits cochons. Je ne supportais pas de les entendre crier, il n'y avait pas d'anesthésie. J'avais ce sentiment qu'on les torturait, les pauvres. J'avais compris qu'on leur enlevait quelque chose. Le "technicien" se rinçait le doigt et son couteau dans un bol de calva, lorsqu'il avait terminé; il buvait ce qui restait dans le bol, peut être pour se remettre de ses émotions.

    Et l'école ? il y avait la petite et la grande classe, la première avec Mme Madiou, la seconde avec son mari, je l'ai eu ce Monsieur Madiou, je l'aimais bien, pas longtemps; il a été mobilisé pour la guerre d'Algérie; il en est revenu.

    Le père Madiou était posé, pondéré, mais il en imposait avec sa blouse grise. Il était plutôt grand. Il officiait dans la grande classe. La tête de la classe c'était Charlotte Le Merrer, grande, posée, l'intelligence incarnée, gentille, souriante. Elle a quitté Kermouster avant moi, son père était probablement fonctionnaire

    Madame Madiou, quant à elle, chargée de la petite classe (tous les niveaux excepté les CM1 et CM2,) avait un tempérament sanguin. Elle dégainait rapidement. Je la vois encore croquer une tomate à son bureau un jour que j'étais puni; je n'avais jamais consommé ce légume. Le modèle pédagogique était simple avec elle, il fallait que ça rentre, elle avait une baguette de bambou qui traversait la classe et pouvait atteindre presque tous les élèves. Elle ne savait pas ce que c'était la pédagogie du renforcement positif…Elle m'a cassé plusieurs règles sur la tête. Avec moi, cela ne pouvait pas marcher ainsi. Devenu animateur culturel  à Saint-Brieuc, j'y ai retrouvé Monsieur et Madame Madiou, alors instituteurs à Cesson. Ce qui lui fera dire: "Il a dû faire des progrès en orthographe".

    Une chose est certaine, j'avais de piètres résultats. Monsieur Madiou, parti pour l'Algérie, nous avons eu une remplaçante, une jolie et gentille femme, elle s'appelait Yvette Leroux, rien à voir avec Madame Madiou. Il me semble qu'elle est décédée il n'y a pas si longtemps. J'ai su où elle habitait, elle s'était mariée avec un commandant de la marine marchande. J'ai souvenir d'avoir fait des progrès avec elle. Elle était empathique. Il me semble qu'elle distribuait des bons points, et la récompense finale c'était des bonbons. Ce type de stimulation un peu particulier semblait fonctionner.

    Certains d'entre nous qui avaient un cahier mal tenu, ou peut être une dictée cousue de fautes, recevait une sanction. La maîtresse nous installait le cahier sur le dos et il fallait faire quelques tours de cour afin que tous les camarades puissent constater de visu les contre performances.

    On ne parlait pas breton en classe. Le principe était simple, celui qui était pris à parler breton, recevait le symbole : un petit sabot de bois suspendu à une cordelette autour du cou. Le dernier qui l'avait en fin de journée ramassait une punition. Je n’ai pas eu à connaître cela. Pour ce qui me concerne, Jules Ferry aura été efficace. J'ai aussi entendu que l'instituteur utilisait une pomme de terre pourrie.

    Je garde un souvenir particulièrement émouvant du jour où on fêtait Noël à l'école. Il y avait trois choses qui m'émerveillaient ce jour là, l'orange, la brioche et un bol de chocolat chaud. La plus grande charge symbolique c'était l'orange qui la portait, ce fruit lumineux en plein hiver. Tout cela s'est banalisé dans le monde consumériste.

    Je me souviens du pardon, surtout des jeux qui nous mettaient en joie, comme celui du cassepot. J’ai eu, plus tard, à lire des travaux sur ce jeu. De mémoire, je crois savoir  qu'il date du XVIIe ou XVIIIe  siècle*.  Une quinzaine de pots ou plus, étaient suspendus à une corde qui traversait la route à une certaine hauteur ; les yeux bandés, il fallait prendre des repères, et à l'aide du bâton, porter un tel coup au pot afin qu'il se casse. Le pot contenait souvent un cadeau, mais parfois aussi de l'eau ou de la farine… qui tombait sur la tête du joueur.

    Les festivités se passaient sur la place du bourg, devant la ferme Chevanton, à deux pas de la chapelle. Il y avait bien sûr d'autres jeux : course à pied, course en sac, course à la valise. Pour les hommes, les boules naturellement, mais aussi le lever d'essieu de charrette, le lever de perche, le lever de sac et, le clou , le concours de buveurs de cidre. L'imagination ne manquait pas !

    Ce pardon comportait deux volets, la partie religieuse, messe et procession. Ma grand-mère m'avait appris à répondre la messe en latin, j'aurais préféré en breton. J’ai donc fait une jolie "carrière d'enfant de chœur".

    Il y avait aussi bal chez Ernest Perrot. J’'y suis allé au moins une fois avec mes parents. le pardon c'était trois jours de fête avant le retour à l’école.

    Je ne peux terminer cette petite incursion dans la mémoire de Kermouster sans penser à cette vieille dame d'un autre temps. Elle était très gentille. Je ne me souviens pas de son nom. Elle était toute vêtue de noir, un peu courbée. Quand elle revenait du Vire, portant un fagot de bois sur son dos, elle faisait une pose à la ferme. Ma mère lui offrait un café, et sur la lancée elle buvait son petit coup de calva. Elle avait bien plus de 90 ans lorsqu'elle est décédée. Je suis sûr qu'elle connaissait des histoires de l'ancien temps. Je la vois maintenant comme une informatrice possible de Luzel ou de Le Bras.

    .                                                                                                              Jean-Pierre Le Dantec

     

     * Comme on va le voir ci-après, François Rabelais évoquait déjà ce jeu au XVIe siècle.

     

    Le cassepot de la Saint-Maudez

     

    Sur le chemin de l’école : Jean-Pierre Le Dantec

     

    On ne peut que regretter de ne pas avoir pu joindre une photo du cru au récit de l’ami Jean-Pierre, mais la photo ci-dessus ne pourra que réveiller de bons souvenirs à celles et ceux qui ont grandi et vécu à Kermouster. Certes, cela n’a qu’un rapport lointain avec les règles pédagogiques appliquées à l’école, parfois avec vigueur comme il vient, à son tour, de nous le raconter, si ce n’est que les festivités du pardon Saint-Maudez, à la fin de l’été, sonnaient en quelque sorte la fin de la récréation et donnaient  le coup d’envoi d’une nouvelle année scolaire.

    Jean-Pierre Le Dantec ayant aiguisé la curiosité, il m’a paru nécessaire de plonger dans l’histoire pour en savoir un peu plus sur  ce jeu du cassepot(s), qui aura été certainement générateurs d’inoubliables fous rire collectifs aux confins de la chapelle. Cette curiosité m’a ramené à Gargantua, le fils spirituel d’un certain Rabelais (1483 ou 1494 – 1553) à qui l’on doit cette sentence : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Avec Gargantua, François Rabelais avertissait que son intention première aura été d’écrire une œuvre franchement comique :

     

    « Mieux est de ris que de larmes écrire

    Pour ce que rire est le propre de l’homme. »

     

    Je n’irai pas jusqu’à vous faire croire que j’ai lu le chapitre 22 de Gargantua dans son entièreté. Le « vieux françois », que ces deux vers illustrent de fort belle façon, demande trop de temps et de concentration. Je m’appuie donc sur des écrits de gens érudits s’étant confrontés à l’œuvre de ce boute-en-train qui n’aura pas hésité à titiller la morale d’alors et qui fait encore la fierté nationale.

     

    Sur le chemin de l’école : Jean-Pierre Le Dantec

    Les Jeux d’enfantshuile sur panneau de bois peinte par Pieter Brueghel l'Ancien en 1560. On y dénombrerait 84 jeux, dont le fameux cassepot.

     * Pour scruter ce tableau dans le détail, cliquer sur le document

     

    Dans ce chapitre, Rabelais consacre une kyrielle aux jeux auxquels se livrait Gargantua. Pas moins de 215 dont l’origine et les règles ont pu être retrouvées depuis lors pour environ 190 jeux. Des recherches difficiles, aux dires des experts, car Rabelais s’est fié au parlé de plusieurs provinces et au patois des régions : Bourgogne, Lyonnais, Bourbonnais, Ile de France, Touraine, où il a vécu. Je fais l’impasse sur les jeux de sexe et de scatologie faisant eux aussi partie de la panoplie de Gargantua pour en venir au « cassepot », classé dans la catégorie « jeux de bâtons ».  « On pend au plancher avec une corde un vieux pot de terre, puis on bande les yeux à tous ceux de la compagnie, lesquels en cet état vont tour à tour, un bâton à la main, tâcher d’atteindre ce pot, au hasard que les éclats en volent sur eux ; ce qui cause un tintamarre où il y a toujours du danger. »

    Du tintamarre, ce n’est pas ce qui a dû manquer à Kermouster, chaque année, à la veille de reprendre le chemin de l’école. Il serait peut-être bon de disserter sur la conception que se faisait de l’éducation Rabelais. Mais faisons court!

    Rabelais fut, en son temps, un pourfendeur des vices de la scolastique encore toute puissance. L’escholier Gargantua restera près de vingt ans entre les maistres Thubal Holoferne et Jobelin Bridée. Jusqu’à ce son père Grandgousier s’aperçoive que " en rien ne prouffitoit ; et qui pis est, en devenoit fou, niays, tous resveux et rassoté."

    Rabelais se fera en quelque sorte le chantre de l’école en fusion totale avec celle de la vie. L’expérience, les faits sont les ferments du savoir. Quelques décennies plus tard, Montaigne (1533-1592) enfourchera son sillage pour accoucher de cette maxime qui ne souffre aucune objection : « Mieux vaut une tête bien faite qu’une tête bien pleine ».

    Cela dit, si quelqu’un peut rappeler à Jean-Pierre Le Dantec le nom de cette vielle femme qui s’arrêtait, à la ferme familiale, boire le café arrosé de calva, ce serait permettre à une "tête bien faite" de combler au moins ce trou de mémoire.

    « Notre mémoire, a écrit Guy de Maupassant, est un monde plus parfait que l’univers : elle rend la vie à ce qui n’existe plus. »

     

                                                                                                                                C.T.

     

     

     Sur le chemin de l’école : Jean-Pierre Le Dantec

    Le jeu du cassepot dans le tableau de Brueghel 

     

    Pour suivre : 

     

    Sur le chemin de l’école : Marie-Hélène Baibled/Costiou

     

    Précédemment : 

     

    Sur le chemin de l'école: Yvon Corlouer

     

    Sur le chemin de l'école: Michel Le Troadec

     

    Sur le chemin de l’école : Marie Françoise Séguillon

     

     Sur le chemin de l'école: Michel Le Cam

     

    Sur le chemin de l'école: Marie-Claire Beauverger / Pochat

     

    Sur le chemin de l'école: Marie Françoise Arzul / Parenthoën

     

    Sur le chemin de l’école : Jean Bourdon  

      

    Sur le chemin de l'école : Huguette Arzul / Le Berre

     

    Sur le chemin de l’école : Marie Anne Beauverger / Ernault 

      

    Sur le chemin de l’école : Rosalie Le Blouch / Le Lay 

     

    Sur le chemin de l'école : Ernest Lavisse 

     

    Sur le chemin de l'école : Mathurin Boscher 

     

    Sur le chemin de l’école : Isabelle Marrec 

     

     Sur le chemin de l’école 

      

    Le Kermouster d’Yves Saindrenan 

      

    Adieu Monsieur…l’Instituteur!   


  • Commentaires

    1
    Vanlerenberghe P
    Jeudi 26 Novembre 2020 à 09:43

    Toujours aussi géniale et captivante, cette rubrique aux expressions multiples!

     

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