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    Le spectre chromatique de Charles Lapicque

     

    De qui est ce tableau, plus précisément cette lithographie ? Il aura fallu lire un article, dans un journal de ce samedi 9 novembre, pour, curiosité aidant, le découvrir, même si, d’emblée, cela semble évident. Vous avez sous les yeux une oeuvre de Charles Lapicque, Les régates, peinte en 1950. Cette lithographie va, parmi d’autres lithographies, quelques gouaches et aquarelles, faire l’objet d’une vente aux enchères les 16 et 17 novembre prochains.  La vente de ces œuvres d’art, qui sommeillaient dans une maison bréhatine où Lapicque avait des attaches,  va avoir lieu dans le Centre de création  contemporaine Olivier Debré à Tours.

    Nous savons qu’il existe un Kermoustérien de cœur, ayant par ailleurs demeure dans cette ville des bords de Loire, que cela ne laissera certainement pas indifférent. Ayant grandi à l’Arcouest, au sein même de la communauté dite de La Sorbonne plage, où Lapicque avait maison, il aura eu l’heur de connaître cet artiste que l’on peut dire inclassable puisque ce situant entre le Cubisme et le Pop Art. A défaut, peut-être, de pouvoir s’offrir une de ces œuvres, il sera sensible au fait que les circonstances lui permettent de replonger dans ses souvenirs, à deux pas de chez lui.

    Cette scène de régates n’est pas le seul tableau décliné sur ce thème par Charles Lapicque (1898-1988). La mer, qu’il a affrontée à bord de ses voiliers successifs, la mer qui lui a valu le titre de peintre officiel de la Marine, la mer aura été consubstantielle à son œuvre. Né à Theizé, petite ville située près de Villefranche-sur-Saône Lapicque aura vu couler du sang marin dans ses veines dès son plus jeune âge. Toute sa vie est traversée par la passion du grand large

    Mais ce n’est pas l’annonce seule de cette vente aux enchères, consacrée à des œuvres inconnues du grand public, qui m’amène, ce jour,  à jouer les critiques d’art.  En l’espace d’un tour complet de la petite aiguille de l’horloge, je me suis rappelé qu’au-delà des apparences Charles Lapicque était plus qu’un artiste, un homme de cœur génial.

    Parlons d’abord du « génie » !

    Je ne crois pas être le seul à avoir appris, vendredi soir, devant l’écran de télévision, que la science allait bientôt réussir à produire l’impossible : nous rendre invisibles.

    Il y a plus d’un siècle (1897), un Britannique, Herbert George Wells, écrivait L’Homme invisible. L’impensable ! Depuis lors, le cinéma n’a eu de cesse d’essayer de rendre la chose plausible. L’image de l’homme à la tête couverte de bandelettes, portant chapeau et long imperméable n’est cependant pas près de s’estomper.

    Mais qui dit science, dit chose sérieuse. Or ce qui nous a été donné de voir ce vendredi, lors d’un journal télévisé, nous laisse à penser qu’un grand pas est en passe d’être franchi.

    Mais quel rapport avec Charles Lapicque ?

    Si, sur nos écrans, on a pu voir disparaître un homme derrière une plaque transparente, ce sont les travaux qui sont engagés pour rendre des chars d’assaut invisibles qui m’ont amené à faire ce rapprochement. Le lendemain matin, à la lecture de l’article annonçant la vente aux enchères, je me suis souvenu d’avoir lu que Lapicque, en 1939, juste avant la deuxième Guerre mondiale, avait travaillé sur la vision nocturne et, lui aussi, sur le camouflage. C’est d’ailleurs ce qu’a rappelé Aymeric Rouillard, commissaire-priseur en charge de cette vente, lors d’un entretien à une télévision de Tours dont on peut voir la vidéo sur un site Internet*. Fort de ses recherches en optique sur la vision de l’œil, Lapicque s’en est servi pour construire son art, à sa main.

    Alors que l’on commémore, à travers une exposition au Louvre, le 500ème anniversaire de la mort de  Léonard de Vinci, il n’est pas inutile de souligner que Charles Lapicque s’est inscrit de fait dans son sillage, mais à contre-courant,  en travaillant à sa propre palette chromatique. Le physicien artiste peintre  du XXe siècle s’est lui aussi interrogé, comme ce grand maître de la Renaissance, sur les fonctions de la couleur. Pour lui, le bleu constitue la couleur la plus proche, le rouge le plus lointain. La couleur a valeur de dimension spatiale. La couleur constitue une passerelle entre le monde perçu et le monde rêvé. Tout est alors affaire d’imagination. Cette mer multicolore reflète sa vision du monde à travers ses propres sensations et ses affects. Cet artiste a le don de nous « embarquer ».

    Parlons maintenant de l’homme de cœur !

    Ce maître coloriste n’a pas exclu le noir de sa palette, loin s’en faut, mais la tonalité générale de son spectre chromatique est une ode à la vie. Un tableau se suffit à lui-même. Il ne porte pas nécessairement un message.  Pour autant, on gagne toujours à en connaître la genèse. Et si, au-delà des qualités intrinsèques de l’oeuvre, on peut déceler les qualités humaines de son auteur, ce n’est que mieux.

    Nous fêtions ce samedi le trentième anniversaire de la chute du mur de Berlin. Trente ans après ce grand souffle de la Liberté, teinté d’une forte espérance, des forces nauséabondes n’en finissent pas de reprendre du poil de la bête dans cette Allemagne, mais également dans tant d’autres pays d’Europe, qui pensait avoir gommé son  ignominie. Charles Lapicque le « Juste parmi les nations», qui n’aura pas eu l’heur de vivre cet événement, ne serait pas sans s’inquiéter de cette noirceur qui s’étend sur un monde déliquescent.

    Charles Lapicque a obtenu cet honneur pour avoir caché des Juifs lors des années sombres. En 1941, à Paris, un Paris sous la botte des Nazis, Charles Lapicque sera l’un des vingt jeunes peintres d’une exposition se voulant en quelque sorte un acte de résistance. Il s’agissait là d’une première manifestation de la peinture d’avant-garde française que l’idéologie dominante qualifiait d’art dégénéré.

    Si on doit y chercher un message dans l’œuvre de Lapicque , c’est, tout simplement, celui de la nécessité de l’Art. A nous  de savoir aller au-delà des apparences de ce qui nous est donné de contempler !

    Il arrive, par ces temps de grisaille, que s’élève dans le ciel un, si ce n’est deux, arc-en-ciel. Du Sillon du Talbert jusque la pointe de l’Arcouest, plaçant souvent le hameau au centre d’une arche majestueuse. Charles Lapicque aura eu, lui aussi, loisir de contempler moult fois, de l’autre côté de la rive, cette illusion d’optique qui nous révèle les bienfaits de la couleur. Il aura eu pour lui le pouvoir d’en maîtriser toutes les nuances.

     

    * Pour tout savoir sur cette vente aux enchères :

     

    https://www.rouillac.com

     


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  • Depuis combien de temps croque-t-on la pomme ? Même le plus oublieux d’entre nous peut répondre à cette question. « Depuis Adam et Eve, pardi ! » Mais depuis ce jour où ces deux amoureux transis ont croqué la pomme de l’arbre de la connaissance dans le jardin d’Eden, ce qui leur était formellement interdit, on n’en finit pas, nous leurs supposés descendants, de payer les conséquences de cette coupable gourmandise.

    Il paraît, selon des doctes théologiens, que c’est à partir de là que se sont accumulés les pépins sur la Terre. Adam et Eve ayant fauté, l’espoir de pouvoir cheminer dans les vergers du Paradis repose depuis lors, selon les transmetteurs de la pensée divine, sur notre capacité ou non à pénétrer dans les voies du Seigneur. Gageure !

    La Pomme ? Le fruit de tous nos malheurs ? Allons donc !  Cette légende institutionnalisée, qui conditionne toujours et encore une large part de l’humanité, a un grand tort : jeter l’anathème sur  le fruit par excellence. Comme le souligne fort bien ce petit détour par l’étymologie : le mot pomme vient du latin pomum, pluriel de poma, terme qui était utilisé pour désigner tout fruit avec pépins ou noyau. Alors ? Est-on bien sûr que c’est une pomme qu’Adam et Eve ont croquée à belles dents?

    Mais, trêve de digression biblique ! Venons en à l’objet même de cette chronique qui, précisons le d’emblée, ne vient pas tardivement rendre hommage à feu Jacques Chirac pour son fameux slogan « Mangez des pommes ! »

    Des pommes, bien sûr qu’il faut en manger. Mais aussi des poires, des pêches, des prunes et que sais-je encore. Et quoi de mieux que de pouvoir venir les cueillir soi-même dans le ou les arbres plantés dans votre lopin de terre. Encore faut-il savoir comment s’y prendre.

    La presse vient de nous révéler qu’il y a des initiatives qui, parce qu’elles correspondaient à une attente souterraine, peuvent prendre racine rapidement.

    Samedi dernier, salle des Chardons Bleus à l’Armor Pleubian, la toute jeune association Le Verger du Launay, créée il y a un an, se félicitait d’avoir su entre-temps attirer à elle une trentaine d’adhérents.  Il appartenait au Kermoustérien Jean-Pierre Le Dantec, secrétaire de l’association, de tirer un premier bilan d’activités. « Je suis épaté par le succès de notre association. Nous n’étions que trois, Claude Delaunay, le président, Patricia Prigent, la trésorière, et moi-même l’an dernier » s’est-il exclamé.

    Reconnaissons à notre apiculteur maison une cohérence dans les actions qu’il mène au quotidien !  De l’arbre à la ruche, c’est le cycle de la vie qu’il lui importe de protéger. Et ce n’est pas son président, Claude Delaunay qui s’en viendrait doucher cet enthousiasme.

    Cette passion pour les arbres fruitiers, qui a pris ses racines, quant à elle, dans le cercle familial, le Pleubianais Claude Delaunay souhaitait la faire partager au plus grand nombre. Avec Jean-Pierre et Patricia Prigent ils sont passés de l’intention aux actes et, rapidement, fait des émules.

    Première concrétisation de la démarche engagée par l’association : la plantation de pommiers dans le parc communal du Launay, à Pleubian, autour  de l’Ehpad, la résidence d’hébergement pour personnes âgées dépendantes. Si la météo ne vient pas jouer les trouble-fête durant l’hiver, les pensionnaires de l’établissement pourront déjà, dès le printemps, savourer des yeux la floraison rose et blanche de leur verger.

    Mais comme chacun sait, il ne suffit pas de planter et de bien planter, un suivi s’impose. On ne taille pas un arbre fruitier, pommiers et autres, n’importe comment et n’importe quand. L’association entend ainsi porter conseils à tous les adhérents désireux de voir leurs arbres ne plus souffrir de la méconnaissance.

    La greffe a déjà pris, mais je ne doute pas que la pollinisation des esprits en Presqu’île sauvage ne s’arrêtera pas en si bon chemin.

    Contact : levergerdulaunay@laposte.net. Tel : 06 30 77 70 75

     

     

     

     


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  • Mémorable balade de l'Amicale de Kermouster à Trégastel

     

    Mer verte, écume blanche, ciel bleu et rochers roses. La crainte de devoir ouvrir le parapluie s’est vite dissipée, ce mercredi 9 octobre, date à laquelle l’Amicale avait convié les Kermoustériens à changer d’air en leur proposant Trégastel pour destination. Trégastel ? Sur quatre roues, quelques dizaines de minutes suffisent pour s’y rendre. Autant dire, la porte à côté, mais, déjà, un autre monde, une autre vision de la Bretagne, un vrai dépaysement. Un plaisir renouvelé quand on a déjà l’heur d’en connaître tous les recoins.

    Dans la fraîcheur du matin, nous avons été une vingtaine à prendre place dans le car loué pour la circonstance. Nous devions être plus nombreux, mais c’était sans compter sur les empêchements de dernière minute qui contrarient la joie que vous vous faisiez à l’avance d’être de la partie. Bien évidemment, j’éprouve quelques scrupules à rendre compte d’une journée que l’on peut qualifier d’exceptionnelle, tant sur le plan de la météo que sur celui de l’ambiance, soutenue tout du long. Mais comment taire le plaisir que fût celui de celles et de ceux qui ont pu honorer le rendez-vous ?

    Au programme de cette journée d’escapade: la visite guidée de l’Aquarium, une petite balade digestive sur l’île Rénote après une escale appréciée dans un restaurant avec vue sur mer. Satisfaction sur toute la ligne.

     

    Mémorable balade de l'Amicale de Kermouster à Trégastel

     

    Première étape : l’Aquarium. Deux heures durant, il nous a été donné de confronter notre savoir dans un lieu qui abrite exclusivement des poissons, mollusques, algues et crustacés  lesquels, pour peupler les fonds ce cette côte, nous sont, de prime abord, familiers. Cette immersion en trois dimensions, de la zone des embruns à celle des profondeurs en passant par la zone des marée, nous a contraint à nous la jouer modeste. Notre périple dans cet univers marin, encastré dans un chaos granitique de quelque 300 millions d’années, prenait alors sa dimension éducative, pour ne pas dire universitaire, compte tenu de la moyenne d’âge des présents.

     

    Mémorable balade de l'Amicale de Kermouster à Trégastel

     

     

    Tenez ! Vous qui lisez ces lignes, pouvez-vous répondre à cette question?  Si une coquille Saint-Jacques est agressée par une étoile de mer, redoutable prédateur pour les pectinidés, comment se déplace-t-elle ? Vers l’avant ou en arrière ?  Je tais  le nombre de Kermoustériens qui, même après une explication mimée, n’ont pas fourni la bonne réponse.  Mais nous sommes tous, désormais, incollables.

     

    Mémorable balade de l'Amicale de Kermouster à Trégastel

     

    Idem, en ce qui concerne la coquette, un poisson que vous ne trouvez pas sur l’étal du poissonnier. Sa robe orange et bleu turquoise apporte une touche d’exotisme dans cet univers peuplé, pour l’essentiel, par des poissons gris ou noirs de peau, hormis notre « bonne vieille » vieille. Mais des poissons  ô combien majestueux dans l’art de se mouvoir Des poissons pouvant plus facilement que d’autres se résigner à devoir le faire dans un espace somme toute confiné, mais où la main de l’homme sait se faire nourricière.

    Ce n’est pas demain la veille  que vous verrez, ici, nager des  maquereaux ou des chinchards. Eux, ils s’y taperaient d’emblée et violemment la tête contre les vitres. Il leur faut le grand large !

     

    Mémorable balade de l'Amicale de Kermouster à Trégastel

     Mémorable balade de l'Amicale de Kermouster à Trégastel

    Mémorable balade de l'Amicale de Kermouster à Trégastel

     

    Il faudrait écrire des pages et des pages pour vous parler de toutes ces espèces dont nous ne connaissions pas l’existence avant cette visite. Ce serait prendre un double risque que de poursuivre. Celui de vous lasser par une accumulation de données à retenir et celui de mettre en ligne trop d’approximations malgré une écoute attentive. Mais avant de vous parler du plaisir partagé de la table, baignons encore quelques instants dans ce monde du silence visible à l’œil nu!

    Que savez-vous du barbier ? Si je vous dis porte-écuelle, peut-être que vous avez la réponse sur le bord des lèvres. Mais que savez-vous du Lepadogaster de Gouan, nom savant de ce petit poisson proche, par la taille et la forme, du gobie ? Depuis ce mercredi, je peux éclairer votre lanterne. Ce poisson à l’art de se camoufler sous les cailloux en se collant à la roche grâce à une ventouse sous le ventre. Mais pourquoi ce nom à particule ?

     

    Mémorable balade de l'Amicale de Kermouster à Trégastel

     

    Lepadogaster ? Un mot tiré  du grec :  lepa, rocher et gaster, estomac. Que l’on peut traduire ainsi par : "ventre collé au rocher"

    De Gouan ? Parce qu’il a été classifié par le botaniste français Antoine Gouan (1733-1821), reconnu pour avoir été l'un des premiers à avoir utilisé, dans une publication la nomenclature ébauchée par le naturaliste suédois Carl von Linné (1707-1778). La particule tombe à l’eau, mais on retiendra que Antoine Gouan, en sus de ses travaux de botanique, a publié un ouvrage d'ichtyologie, l'Histoire des poissons (Historia Piscicum, 1770), dans lequel il crée des genres, certains encore valides de nos jours. Dont le genre... Lepadogaster..

     

    Mémorable balade de l'Amicale de Kermouster à Trégastel

     

    Ce serait faute inexcusable de ne pas vous avoir parlé du crabe chinois, car c’est sous cette appellation que l’on présente le dromia à Trégastel. Crabe en provenance de la Chine ? Que nenni ! Ce crabe a été repéré sur l’épave de la barge charbonnière qui a été coulée en 1944 devant l’ancienne école d’apprentissage maritime, face au port de Lézardrieux.

    C’est une espèce que l’on trouve en Méditerranée, en Atlantique et sur nos côtes. Crabe-pierre, crabe-éponge, crabe-béret basque, crabe nounours, les sobriquets ne manquent pas. Même en breton : krank-voulouz. Et pour les Kermoustériens de souche normande qui pourraient ne pas le savoir, tourlourou dans le Cotentin. C’est plutôt son côté bouddha  jaunâtre avachi sur ses pinces qui vaut au dromia ce qualificatif de chinois.

     « Un aquarium est un outil de médiation extraordinaire pour éveiller la curiosité. Les gens sont sensibles au monde du vivant. Leurs questions me surprennent et me font réfléchir ». Qui parle ainsi ? Si vous avez lu le N° du 17 septembre dernier du magazine que publie Lannion Trégor Communauté, cela ne vous aura pas échappé. Il s’agit de  Michel Hignette, oéanographe biologiste, parrain de l’Aquarium de Trégastel, qui a les honneurs de cette publication. Des questions, les Kermoustériens n’ont pas manqué d’en poser. Ce qui fait qu’il aura fallu deux tours d’horloge pour boucler un cheminement ne dépassant guère la centaine de mètres. Auxquels, les plus en jambes, auront rajouté quelques dizaines de marches pour se porter au pied de la statue du Père Eternel et non pas de Neptune comme la nature du lieu pourrait y faire penser.

     

    Mémorable balade de l'Amicale de Kermouster à Trégastel

     

    Cette statue a été édifiée en 1869, cela fait donc tout juste cent cinquante ans. Le message qu’a tenu à adresser à ses ouailles le recteur de l’époque  est on ne peut plus clair. Cette statue scellée au haut du chaos est une invitation  à élever nos pensées. Mais le dieu Eole soufflant avec force, le moment ne s’avérera guère propice pour s’engager sur la voie de la méditation. Et puis, l’heure était venue de passer à l’autre moment fort de cette journée de partage.

    Deuxième étape : le restaurant. Je l’ai déjà suggéré. Au plaisir de la table se sera ajouté celui de voir une mer houleuse venir se fracasser sur la rondeur des rochers roses environnants. Savourer des yeux un spectacle de cette nature tout en dégustant des plats qui émoustillent les papilles, que demander de plus ? Entre la soupe de poisson ou la terrine paysanne, le merlu petits légumes ou le bœuf en brochette, les profiteroles ou les boules de glace, le temps a suspendu son vol.

     

    Mémorable balade de l'Amicale de Kermouster à Trégastel

     

    Fort des connaissances acquises tout au long de la matinée, on en venait à penser que les organisateurs du déplacement, s’ils avaient pu le savoir avant, n’auraient pas été sans demander au cuisinier de nous préparer, comme plat de viande, de la saucisse grillée, enroulée dans une laminaire. A en croire Olivier, notre guide de l’Aquarium, c’est là un summum  de l’art culinaire. La laminaire a pour elle d’absorber les graisses lors de la cuisson tout en ajoutant à la chair de la saucisse ce goût iodé qui ravit tout palais. 

     

    Mémorable balade de l'Amicale de Kermouster à Trégastel

     

    Est-ce que ce restaurant mettra un jour à sa carte le crabe chinois dont je viens de parler ? Là encore, ce n’est pas demain la veille car ce petit crustacé n’a pas grand-chose pour lui. Sur un plateau de fruits de mer il pourrait faire tâche. Mais faute de grive on en arrive parfois à manger du merle.

     

    Mémorable balade de l'Amicale de Kermouster à Trégastel

     

    Après ces agapes copieuses et joyeuses à souhait, il convenait de se dégourdir les jambes avant de rejoindre le car. L’île Rénote qui n’a plus le nom d’île depuis son rattachement à la terre ferme en 1885 est certainement un atout majeur de Trégastel. C’est un balcon de toute beauté ouvert sur un magnifique panorama : les Triagoz, les Sept îles, l’ile Du Guesclin sur lequel on devine le célèbre château Coastaérès *, pour partie masqué par un tapis d’arbres, le port de Ploumanac’h, le phare de Mean Ruz (pierre rouge), construit en granite rose comme bien d’autres bâtiments et maisons du secteur.

    C’est ainsi qu’a pris fin notre immersion trégasteloise. Sous le souffle d’un vent qui n’aura pas molli, sous un soleil radieux.  

    Grand merci à Gérard, Eliane, Thérèse et Chantal d’avoir joué les reporters photographes sous-marins afin que nous puissions « immortaliser » par l’image ces bons moments de partage. Grand merci aux responsables de l'Amicale pour cette heureuse initiative. Et bien entendu, grand merci à Olivier, qui aura su dans un univers chaotique nous guider sur le chemin de la connaissance.

     

    Mémorable balade de l'Amicale de Kermouster à Trégastel

    * Costaérès vient de coz-seherez (kozh-sec'herezh en breton moderne) qui signifie « vieille sècherie ». 

     

     

     

     

     


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     Après avoir évoqué  La Marya,  place à un autre navire dans le sillage duquel Kermouster a également toute sa place. Je vous embarque, à nouveau, pour une navigation au long cours, au propre comme au figuré.

     Cette histoire, c’est celle du Winnipeg, un navire français qui aura eu pour mission de transporter 2400 Républicains espagnols vers le Chili. L’opération a été menée au cours de l’été 1939.  A la veille du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Il y a donc tout juste quatre-vingts ans. Ces hommes et ces femmes fuyaient le régime franquiste.

     La visite qu’a effectuée, à Kermouster, Agnès America Winnipeg, courant septembre, à l’initiative de Daniel Hertzog, est de facto une escale historique. Agnès America Winnipeg aura été le premier enfant à voir le jour sur cet ancien cargo mixte, le premier accouchement opéré par une équipe médicale au sein de laquelle se trouvaient Paul et Marcelle Hertzog, deux personnalités  ayant déjà tissé un lien affectif avec Kermouster.

      L’opportunité s’offre ainsi de rappeler la genèse de ce lien, donc un pan de l’histoire locale sur plus d’un siècle.

     

    Kermouster dans la sillage du "Winnipeg"

     

    Dans la chronique datée du 18 août dernier, j’avais évoqué le nom de ce navire pour indiquer que Gilles Hertzog, invité à prendre la parole au titre d’écrivain le jour de l’inauguration de la boîte à livres, était co-auteur (avec Dominique Grisoni) d’un livre narrant l’odyssée du Winnipeg (Les Brigades de la mer, publié chez Grasset en 1979). A travers la saga de France Navigation, la compagnie du Winnipeg, Gilles Hertzog aura rendu un hommage implicite  à ses parents.

     Le 80ème anniversaire de la traversée du Winnipeg a fourni à Daniel Hertzog, son frère aîné, l’opportunité d’honorer, à son tour, la mémoire de ses parents. En étant aux côtés d’Agnès America Winnipeg, lors d’une réception, le 3 septembre, à l’ambassade du Chili à Paris, en l’accompagnant deux jours plus tard à Trompeloup, près de Pauillac, un port de la Gironde, d’où est parti le Winnipeg, puis en l’invitant à séjourner à Kermouster.

     

    Kermouster dans la sillage du "Winnipeg"

     Réception à l’ambassade du Chili, le jour du 80ème anniversaire de l’arrivée du Winnipeg à Valparaiso. De gauche à droite, Juan Salazar Sparks, ambassadeur, Agnès America Winnipeg, Daniel Hertzog et Elizabeth, la fille d’Agnès America Winnipeg (photo DR)

     

    Kermouster dans la sillage du "Winnipeg" 

    A Pauillac, devant la stèle dédiée au Winnipeg et à Pablo Neruda. On peut y lire un texte de ce célèbre écrivain chilien: « Un à un, ils montèrent à bord du bateau. Ils étaient pêcheurs, paysans, ouvriers, intellectuels. Un échantillon d'héroïsme et de travail. Dans sa lutte ma poésie avait réussi à leur trouver une patrie. Et j’en suis fier ». (Photo DR)

      Kermouster dans la sillage du "Winnipeg"

     Agnès America Winnipeg à Kermouster (Photo DR)

     

    Cette visite kermoustérienne, courant septembre, n’aura, quant à elle, revêtu qu’un caractère confidentiel. Au grand dam de Daniel Hertzog qui aurait tant aimé donner plus d’écho à un événement qui dépasse, il faut en convenir, le seul cadre  familial. Daniel Hertzog a au moins la satisfaction d’avoir pu mener jusqu’à son terme une démarche qui lui tenait personnellement à cœur.

     Au-delà de ces considérations affectives, le voyage du Winnipeg mérite en effet d’être remis en mémoire. il se peut, d'ailleurs, que le nom de ce navire évoque des souvenirs dans certaines familles du Trégor et du Goelo. Parmi les membres de l'équipage du Winnipeg, il serait bien étrange qu’il n’y ait point eu de marins du coin. Plusieurs navires de France Navigation ont, il faut le souligner, porté le nom d’une localité bretonne, notamment le Ploubazlannec, le Perros-Guirec, le Trégastel,  le Saint-Malo et le Lézardrieux. Ce dernier, un « vieux rafiot » qui faillit avoir maille à partir avec la flotte franquiste après avoir embarqué plusieurs centaines de Républicains espagnols à Valence.

     

     

    Kermouster dans la sillage du "Winnipeg"

    Autre navire de la compagnie France Navigation : le Trégastel. (photo DR)

     

    France Navigation avait été créée deux ans plus tôt pour venir en aide aux Républicains espagnols. A l’initiative du Parti communiste français. La vingtaine de navires qui navigueront sous ses couleurs auront eu pour tâche essentielle de transporter clandestinement des armes en provenance de l’URSS. Mais, comme le souligne cette affaire du Lézardrieux, il s’est agi aussi de porter secours à des camarades d’outre Pyrénées, acculés, le dos à la mer, par les phalangistes.

     Alors que le Winnipeg s’apprête à larguer les amarres, il ne s’agit plus désormais que d’évacuer les candidats à l’exil qui ont réussi à fuir une Espagne désormais entièrement sous la botte du généralissime Franco. Pour certains ce sera le Mexique, l’Argentine, Cuba. Pour ceux pris en charge par France Navigation,  le Chili

     Ce pays de l’Amérique du sud est alors dirigé par Pedro Aguirre Cerda, un radical, élu en 1938. Sur la requête du Parti communiste du Chili, il accepte la venue de milliers de réfugiés espagnols, moyennant certaines conditions. Les trotskystes et les anarchistes n’y sont pas les bienvenus. C’est le poète écrivain penseur et diplomate Pablo Neruda, alors en poste d’ambassadeur en France, qui a la charge d’organiser leur transfert.

     

    Kermouster dans la sillage du "Winnipeg"

    Kermouster dans la sillage du "Winnipeg"

    Bien qu'entassés, vu leur nombre, les passagers du Winnipeg n'auront pas eu à souffrir de la mer. La traversée s'est effectuée par temps calme.  (Photos DR)

     

    A bord du Winnipeg, ils sont quelque 2400 à avoir réussi à prendre place à bord le jeudi 3 août. Des communistes, des socialistes et d’autres civils ayant fui les horreurs de cette guerre fratricide.  Mais aussi, des trotskystes et des anarchistes ayant réussi à se jouer des contrôles. Le navire est amarré le long de l’embarcadère de Trompeloup. Le départ est fixé au lendemain. 

    Deux jours après avoir quitté le port de Pauillac, la petite Agnès pousse son premier cri sur l’océan Atlantique, au large d’un pays dont elle ne récupèrera la nationalité qu’après un long combat. Il s’en est fallu de peu qu’elle ne puisse connaître ce destin puisqu’il fut question d’empêcher ses parents Eloy et Piedad Bollada, tous deux originaires de Bilbao,  d’embarquer à bord du Winnipeg.

     

    Kermouster dans la sillage du "Winnipeg"

    Agnès America Winnipeg dans son landau quelques heures  après sa naissance. Ci-dessous un petit mot de félicitations signé par Marcelle Hertzog au nom de l'équipage 

    Kermouster dans la sillage du "Winnipeg"

     

     Compte tenu de l’état avancé de la grossesse, Pablo Neruda s’est, dans un premier temps, opposé à leur embarquement. S’en suivra un bras de fer à l’issue duquel l’âme du poète prendra le pas sur l’intransigeance du militant communiste chargé de filtrer les candidats à l’exil. L’auteur de Vingt poèmes d’amour et chanson désespérée se laissera fléchir. Comment s’opposer au désir profond d’une famille qui s’accroche à un nouvel espoir ? Eloy et Piedad Bollada, et leur petit Justo, venaient de vivre un véritable cauchemar dans le camp de concentration d’Argelès-sur-Mer. Le Winnipeg est, pour tous ces malheureux,  El barco de la Esperanza, le bateau de l’espoir.

    C’est le dimanche 6 août 1939 qu’Agnès est née sur ce cargo mixte devenu, en raison des circonstances,  navire entièrement dédié à des passagers. Par 42°53’’ Nord 12°00’’ Ouest. Soit à 127 milles nautiques de La Corogne. Elle aurait pu s’appeler Agnès America Paimpol puisqu’il fut envisagé de donner le nom de Paimpol à ce navire lors des tractations entre la Compagnie Générale Transatlantique (CGT), propriétaire du Winnipeg, et France Navigation.

     

    Kermouster dans la sillage du "Winnipeg"

     Pour Jean-Yves Brouard, en charge de la chronique Mémoire de l'histoire de l'hebdomadaire le marin, cette photo carte-postale ne reflète pas un fait avéré. Si il a bien été question de lui donner le nom de Paimpol, France-Navigation a conservé celui de Winnipeg après l'acquisition du cargo mixte. Pour Jean-Yves Brouard cette photo est un montage. (Photo DR)

     

    A sa sortie des chantiers navals, en 1918, ce navire avait pris contact avec son élément sous le nom de Jacques Cartier. Il servit de navire école chargé de former l’encadrement de la marine marchande. Puis, en 1930, la CGT le positionne sur l’Atlantique Nord en tant que Winnipeg, cargo mixte pouvant également transporter des passagers. Sa capacité n’est alors que de 100 passagers. C’est au Havre qu’il a été réaménagé pour pouvoir faire face à cette nouvelle mission. Durant les travaux, le Winnipeg eut l’honneur de recevoir à son bord l’actrice Edwige Feuillère qui tenait le rôle-titre d’un film, L’émigrante, racontant l’histoire d’une femme qui s’enfuit pour échapper à la police et qui se mêle à des passagers en partance pour l’exil. Il fallait tourner quelques scènes en extérieur pour renforcer l’impact d’une histoire romanesque n’ayant que, de très loin, un rapport avec la situation réelle des émigrants.

     

    Kermouster dans la sillage du "Winnipeg"

     Edwige Feuillère, lors du tournage d'une scène du film L'émigrante à bord du Winnipeg, le navire étant alors en transformation dans le port du Havre. (Photo DR)

     

    D’autres navires de la CGT ont porté eux aussi le nom d’une ville américaine. Winnipeg est la capitale de la province canadienne du Manitoba, une ville située aux confluents de la rivière Rouge et de la rivière Assiniboine. Dans la langue des Cris, population d’origine de cette contrée, Winnipeg signifie « boueux » (win) et « eau » (nippee). Un lac porte ce nom. La petite Agnès, à qui l’on a donné comme premier prénom de l’épouse du commandant du navire,  est née sur l’océan. America, pour la destination. Winnipeg, pour marquer son lieu de naissance. Un navire.

     Dans Les brigades de la mer, Gilles Hertzog, curieusement, fait l’impasse sur ce qui fut incontestablement un premier épisode, heureux celui-là, du voyage du Winnipeg. Mais s’agissant de raconter l’histoire d’une compagnie hors norme, il a, non sans raison, quitte à mettre en exergue le rôle de ses  parents, préféré mettre l’accent sur leur déconvenue  à leur arrivée à Valparaiso.

     

    Kermouster dans la sillage du "Winnipeg"

     Quelques moments de détente pour  Marcelle et Paul Hertzog. (Photo DR)

     

    De nombreux Kermoustériens ont connu Paul et Marcelle Hertzog. Bien avant d’y avoir trouvé demeure, en 1954, ils étaient des habitués de ce qui était encore un vrai village. En remettant en lumière l’odyssée du Winnipeg, il convenait donc de braquer également le projecteur sur cette famille qui a pris racine à Kermouster voilà plus d’un siècle.

     Les époux Hertzog s’y sont ancrés dans le sillage des parents de Marcelle Hertzog, Marcel et Marguerite Cachin. Né à Paimpol il y a cent cinquante ans (20 septembre 1869), Marcel Cachin est l’un des fondateurs du Parti communiste français. Tout Kermoustérien digne de ce nom ne peut plus ignorer cela. Dans une chronique datée du 19 octobre 2016, j’avais signalé la publication d’un petit livre, Marcel Cachin, science et religion, à la rédaction duquel avait participé Daniel Hertzog. Mais l’engagement et l’action politique de cet homme étaient déjà bien connus de tous. Pour ce qui est de son épouse, peut-être pas. 

     C’est à l’occasion d’un congrès des socialistes français à Lille, prélude au  congrès de l’Internationale Socialiste, qui s’est tenu, dans la foulée, à Amsterdam en 1904, que Marcel Cachin a rencontré celle qui allait devenir, deux ans plus tard, sa femme, Marguerite David Vanvien, plus communément appelée Lilite,  née à Paris en 1879, mais ayant vécu à New York jusque ses vingt-cinq ans. Ses parents avaient tenté leur chance aux Etats-Unis en 1881 et c’est en tant que  membre du Socialist Labour Party qu’elle s’était rendue en Europe. Pendant son adolescence, Lilite David Vanvien aura passé trois ans à Paris dans sa famille maternelle pour y parfaire ses études de français. 

    Marcelle Hertzog a 28 ans quand elle prend part à l’aventure du Winnipeg. En tant que médecin pédiatre. Comme sa sœur Marie-Louise, avocate, elle partage l’idéal communiste des parents. Elle est mariée à Paul Hertzog depuis trois ans. Paul Hertzog, fils d’ Eugène Hertzog, maire de Colmar, est également médecin. Bien que né dans un milieu conservateur alsacien, il a lui aussi adhéré au parti communiste. C’est donc également par conviction politique qu’ils ont accompli cette action humanitaire.

    Dés les premiers mois de l’année 1939, Paul et Marcelle Hertzog étaient déjà sur le terrain, à Cerbère, dans les Pyrénées Occidentales. Dans le cadre de la Centrale sanitaire internationale, ils œuvraient auprès des Républicains espagnols ayant fui leur pays. Quand le Winnipeg largue les amarres, le 4 août 1939, ils  n’ont alors qu’un seul enfant, Daniel, né au mois de février. Ils l’ont confié aux bons soins des parents de Marcelle. Marcel et Marguerite Cachin demeurent alors dans leur pied-à-terre de Lancerf.

     

    Kermouster dans la sillage du "Winnipeg"

     Débarquement des réfugiés à Valparaiso (Photo DR)

     

     Après un mois de navigation, marquée, en mer des Caraïbes, par la crainte d’une épidémie généralisée de la typhoïde – Seulement trente cas seront finalement avérés – le Winnipeg est à destination. Le 3 septembre 1939, le jour même de la déclaration de guerre de la France et l’Angleterre à l’Allemagne. Mais depuis la veille, le Front Populaire n’est plus que chimère en France, le PCF vient d’être interdit. En cause : le pacte de non-agression germano-soviétique signé le 23 août précédent.

     Au sein de l’équipage  du Winnipeg, en grande partie encarté, ce retournement de l’histoire va, une fois connue la nouvelle, interpeller au plus haut point, mais l’idéal communiste ne faiblira pas. Les dissensions qui sont apparues au cours de la traversée entre l’état-major et les marins de cette sensibilité vont, sur rade de Valparaiso, se trouver exacerbées. Du fait notamment des agissements d’un commandant qui, dès le départ, ne semble pas avoir été en symbiose totale avec son équipage.

     Une partie de l’équipage est aussitôt arrêtée par des militaires chiliens. Ainsi que des membres de l’équipe médicale. Au prétexte d’avoir voulu susciter une mutinerie ayant pour objectif de livrer le navire aux Soviétiques. On reproche même à Paul et Marcelle Hertzog d’en avoir été les instigateurs. L’avenir prouvera qu’il n’en était rien et que l’équipage souhaitait tout simplement regagner la France au plus vite, avec un commandant ayant toute sa confiance. Après les avoir incarcérés dans une prison militaire de Valparaiso, les autorités chiliennes vont alors décider de renvoyer les soi-disant mutins chez eux, par un autre navire que le Winnipeg.

     Quand l’Aconcagua, le paquebot chilien chargé de les transférer jusqu’à l’entrée du canal de Panama, côté Pacifique, quitte Valparaiso, Paul et Marcelle Hertzog sont à bord. Mais Paul Hertzog ayant, entre-temps, contracté à son tour la typhoïde, il sera débarqué, avec son épouse, à Coquimbo, un port du Chili du Nord. Il y sera soigné dans un hôpital tenu par des religieuses catholiques, auxquelles Marcelle Hertzog ne sera pas sans prêter main forte durant tout ce séjour qui durera un bon mois. C’est à Boulogne, après être passés en Angleterre que Paul et Marcelle Hertzog débarqueront clandestinement, en décembre 1939.

     Le 8 janvier 1940, alors qu’ils ont rejoint Lancerf, ne pouvant plus espérer vivre sans risque à Paris, Paul et Marcelle Hertzog sont arrêtés, puis emprisonnés au fort du Hâ à Bordeaux. Même sur les rives du Trieux les communistes ne sont plus en odeur de sainteté.  Ils vont retrouver dans cette prison tous les autres membres de l’équipage qui y ont été amenés aussitôt qu’ils eurent mis le pied sur un quai de Bordeaux.

     Cette affaire de mutinerie se soldera par un non lieu, mais Paul Hertzog n’en aura pas fini avec les nouveaux dirigeants de son pays. Il sera de nouveau arrêté le 5 septembre 1941 par la Gestapo, avec son beau-père cette fois. Ils seront emprisonnés dans un premier temps à Rennes puis transférés à La Santé à Paris.

     Pour avoir accepté de signer une lettre condamnant les attentats contre les soldats allemands, ils seront remis en liberté quelques semaines plus tard. Cela sera reproché à Marcel Cachin à la Libération, mais celui qui sera resté le doyen de l’Assemblée nationale jusque sa mort le 12 février 1958, à 88 ans, sera totalement blanchi.

     Daniel Hertzog n’a eu de cesse, depuis ces dernières années, d’agir pour adjoindre aux cérémonies du 80ème anniversaire du Winnipeg un hommage spécifique à ses parents. Après avoir découvert le nom d’Agnès America Winnipeg dans les registres de la mairie du 1er arrondissement de Paris, bureau d’enregistrement des naissances sur un navire, il s’est rendu à Valparaiso (Vallée Paradis) en janvier dernier. C’est à Vina del Mar, une proche localité de cette grande ville côtière, qu’Agnès America Winnipeg Bollada aura passé l’essentiel de sa vie. Mariée à 19 ans, elle donnera à son tour la vie à deux enfants, Elizabeth et Marco.

     Autour de la table familiale, en présence de ses parents, on parla souvent du Winnipeg, mais ce n’est qu’à l’occasion de la célébration du 50ème anniversaire de sa naissance qu’Agnès America Winnipeg a senti le besoin de renouer avec ses origines basques  Elle ne pouvait plus se satisfaire de cette double nationalité chilienne et française. Ce désir profond l’amènera à prendre contact directement avec Felipe Gonzalez, alors chef de gouvernement d’une Espagne aux couleurs du socialisme.

     

    Kermouster dans la sillage du "Winnipeg"

     

     

    C’est un livre écrit par Jaime Ferrer Mir (Les Espagnols du Winnipeg, le bateau de l’espoir), lui-même fils d’un émigrant catalan ayant fui le franquisme à bord du Winnipeg,  qui va lui valoir l’écoute du roi d’Espagne. Trois mois plus tard, le consulat d’Espagne au Chili lui remettra son passeport espagnol.

     Après le décès de son mari en 1994, Agnès America Wennipeg se remariera. Elle est aujourd’hui l’heureuse grand-mère de cinq petits enfants.

     D’autres livres et de nombreux articles de presse ont rappelé l’histoire du Winnipeg. Au début de ce mois de septembre, les Editions L’Autre Regard d’Albi ont publié un petit livre, Le voyage du Winnipeg, un exil différent,  écrit par Béatrice Barnes, auteure et metteuse en scène, historienne de formation, et illustré par Madeleine Tirtiaux, peintre et illustratrice belge, C’est alors qu’elle s’occupait d’un centre d’éveil artistique pour enfants et adolescents dans l’Aude, que Béatrice Barnes, qui connaissait déjà le Chili pour y avoir vécu, a entendu parler du Winnipeg. Elle est alors retournée dans ce pays pour se porter à la rencontre de personnes ayant un rapport direct avec cette histoire.

     

    Kermouster dans la sillage du "Winnipeg"

     

     Son récit s’appuie presque exclusivement sur les souvenirs d’un homme qui avait 13 ans lors de cette traversée. Elle a rencontré  Agnès America Winnipeg. « Ce qui m’a beaucoup ému, dit-elle, c’est qu’elle se posait la question de son lieu de naissance exact. C’est la fille de Philomène Gaubert, infirmière à bord, qui me l’apprendra plus tard. »  Par 42°53 ‘’ Nord et 12°00 Ouest, comme déjà indiqué.

     Hélas ! Erreur regrettable dans cette narration illustrée. On y lit que la naissance a eu lieu le 8 août, alors que c’est bien le 6 août 1939 que la petite fille a vu le jour comme cela est notifié dans le rapport du commandant Gabriel Pupin, celui-là même qui suscitera la colère d’une grande partie de son équipage. « Je soussigné Pupin Gabriel, Capitaine au long-cours, Commandant le paquebot Winnipeg, déclare avoir enregistré à nord, le SIX AOÛT 1939, la naissance de Agnès America, fille de Alonzo Mérino Eloy, quarante ans, et de Boyada Incera Piedad, trente et un ans, née sur le navire par 42°53’’ Nord et 12°00 Ouest. »

     

    Kermouster dans la sillage du "Winnipeg"

     Un bloc opératoire. Une pouponnière pour isoler les nourrissons. Tout avait été mis en place pour faire face sur le plan médical. Au premier plan, tenant un bébé dans ses bras, l'infirmière en chef Philomène Gaubert (Photo DR)

     

     Tout au long de ses recherches, Daniel Hertzog aura, quant à lui,  maintenu le contact avec l’ambassade du Chili à Paris, et c’est ainsi que cette dame, accompagné de sa fille Elisabeth, a découvert les rives du Trieux. Quoi de plus compréhensible, en effet, que de faire venir, à Kermouster, cette femme qui a vu le jour sous le regard de vos parents. Tout un symbole pour la famille Hertzog qui n’a eu de cesse, au-delà de l’aventure du Winnipeg, d’être en prise avec la politique et, par ricochets, avec ce monde des arts qui confère à Kermouster une certaine notoriété.

     Est-ce en 1916 ou en 1917  que Madame Cachin va rencontrer un certain Charles Thorndike sur le marché de Tréguier ? Daniel Hertzog ne peut le préciser. Ce qui est sûr c’est que cette rencontre va être déterminante puisque cet artiste peintre qui vit entre Paris et la Côte d’Azur s’est également fait construire une maison à Kermouster, au tout début du siècle dernier (Chronique du 1er novembre 2016 : Charles Thorndike, brancardier de la Grande Guerre). Entre un Américain et une Franco-Américaine, point de barrière linguistique et c’est ainsi que les Cachin ont, entre les deux guerres, fini par faire des aller retour entre Lancerf et Kermouster, quand leur temps libre les amenait à séjourner en province. La famille a donc pris pied dans ce village voilà plus d’un siècle.

     Charles Thorndike a-t-il fait connaître  Paul Signac, un artiste peintre libertaire, à Marcel Cachin, ou Marcel Cachin à Signac ? Signac aura souvent séjourné à Lézardrieux entre 1923 et 1940 et la maison des Thorndike aura été un port d’attache, également  pour de nombreux autres peintres venus trouver l’inspiration sur les rives du Trieux. Entre autres Henry de Waroquier, Maximilien Luce, George Rouault, Henri Joly, également marchand de tableaux,  mais aussi Henri Matisse. Picasso n’y est jamais venu, mais il fut de longues années durant un camarade de route des dirigeants du Parti Communiste Français, donc de Marcel Cachin.

     

    Kermouster dans la sillage du "Winnipeg"

    Illustrant la couverture du livre Marcel Cachin, science et religion, livre postfacé par Daniel Hertzog, le portrait de son grand-père dessiné par Picasso

     

    Il convient dès lors de rappeler que Charles Cachin, le fils aîné de Marcel Cachin, lui aussi chirurgien, a épousé Ginette Signac, la fille de l’artiste peintre et de Jeanne Selmersheim-Desgrange (1877-1958), elle-même artiste peintre. De cette union naîtra Françoise Cachin (1936-2011) qui sera directrice des Musées de France après avoir dirigé le Musée d’Orsay. Le souffle de la création artistique aura ainsi soufflé fortement depuis un siècle sur ce hameau à mille lieux de Paris et des autres carrefours de la vie intellectuelle.

     Paul et Marcelle Hertzog auront vécu plusieurs semaines chaque année à Kermouter. Paul Hertzog est mort en 1997, Marcelle Cachin-Hertzog en 1998. Leur idéal communiste ne se sera pas atténué avec le temps. Marcelle Cachin a été élue députée sous cette étiquette au lendemain de la guerre, de 1946 à 1951. En 1980, elle a publié aux Editions sociales Regards sur la vie de Marcel Cachin, en hommage à son père. Son mari, quant à lui, aura été, dès l’après guerre un chirurgien très apprécié, notamment dans le gotha communiste.

     A la mort, début des années 1970, d’Henri Donias, fils naturel d'Henriette Thorndike, adopté par Charles Thorndike, Paul et Marcelle Hertzog hériteront de leur maison.

     

     Les bateaux de l’espoir

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     Evoquer l’odyssée du Winnipeg, c’est mettre l’accent sur ces tragédies qui se sont nouées et se nouent encore sur toutes les mers du globe. Depuis le Mayflower à l’Ocean Pacific Le premier transportait, en 1620, des dissidents religieux anglais, les Pilgrims fathers, le second n’a de cesse, en Méditerranée, après avoir pris le relais de l’Aquarius, de sauver des migrants qui fuient la guerre ou une situation économique aggravée par le réchauffement climatique. On ne va pas ici  énumérer les noms de tous les navires qui ont, entre-temps,  porté secours à des candidats à l’exode, mais, ne serait-ce qu’à travers quelques exemples, il me semble nécessaire de prolonger l’histoire du Winnipeg pour souligner à nouveau une triste réalité qui, comme on a tout lieu de le craindre, va continuer à générer de l’émotion tout en suscitant bien des controverses voire de la résignation.

     Sur les quais du port de Sète, il se trouve certainement des anciens qui ont assisté au départ  du President Warfield le 11 juillet 1947, avec 4500 personnes à bord. Officiellement, pour la Colombie. Mais ce sera la Palestine. Aussitôt rebaptisé Exodus, ce navire traîne derrière lui l’horreur des camps de la mort. Ses passagers sont des survivants de la Shoah.

     Plus près de nous. Il y a tout juste quarante ans. C’est un navire français, L’île de Lumière qui va en avril 1979, illustrer le drame qui se noue au large des côtes du Vietnam et du Cambodge. Cette fois, il s’agit de se porter au secours de migrants qui fuient le régime communiste de ces pays. Sur ce navire de la Compagnie des Chargeurs Calédoniens, un équipage de 17 membres, des métropolitains, des Kanaks, des Hébridais et des Wallisiens et une équipe médicale dirigée par le docteur chirurgien Bernard Kouchner.

     Trois ans plus tard, le « French Doctor », comme on appellera désormais le créateur de l’association Médecins sans frontières, est à bord du Goelo, le caboteur de la Société Bretonne de Cabotage, plus communément appelée Armement Garnier sur les quais de Paimpol. Depuis 1975 ce sont quelque 850000 personnes qui ont fui ainsi leur pays tout en sachant que dans le Golfe du Siam et en Mer ce Chine ils devenaient des proies faciles pour les pirates thaïlandais. Epaulé par l’aviso-escorteur Balny, qui souligne l’engagement du gouvernement socialiste de l’époque,  le Goelo récupèrera 362 personnes. Une goutte d’eau dans un océan de détresse. Mais pour l’équipage du navire paimpolais restera le sentiment du devoir accompli.

     Dans des contextes différents et pour des raisons n’ayant guère de similitudes, si ce n’est celle du théâtre des opérations, le vaste océan, le Mayflower, le Winnipeg, l''Exodus, l’ Île de Lumière, le Goelo, l’ Aquarius, l’Ocean Pacific sont révélateurs d’un état de fait qui perdure. L’incapacité qu’il y a dans un monde pétri d’intelligence, artificielle ou non, de trouver le chemin de la tolérance si ce n’est de la concorde.

     Tous les observateurs en conviennent. La mer va continuer à faire voguer des « bateaux de l’espoir ». La mer va continuer, au gré de ses humeurs, à dévorer des hommes, femmes et enfants en quête d’une terre d’asile. Quelles que soient nos appréhensions, il faut agir pour enrayer cette spirale mortifère.

     Le principe du « chacun chez soi »  ne résiste pas à l’état de santé du monde. C’est quoi un chez soi quand les bombes sifflent au-dessus de votre toit ? C’est quoi un chez soi quand on constate que le champ ne reçoit plus la moindre goutte d’eau et que l’estomac se noue d’impatience ?  La sècheresse que l’on vient de connaître ne peut que nous alerter sur ce qui nous attend si les nations n’arrivent pas à se mettre d’accord pour freiner, autant faire se peut, le réchauffement climatique.

     Cette semaine, un ancien ministre communiste, Anicet Le Pors, ancien membre du Haut Conseil à l’intégration, est venu parler de ce douloureux problème devant les membres de l’Université du temps libre de Paimpol. Au cœur de cette problématique, le droit d’asile. Ce droit d’asile qu’Emmanuel Macron dit vouloir protéger en le réformant : «  Si nous laissons le droit d’asile devenir objet de détournement, de trafic, il disparaîtra », a-t-il déclaré. « Ce ne seront pas les démocrates qui le feront disparaître, ce seront les autoritaires élus par des peuples qui auront peur et qui diront que ces gens-là ne sont pas sérieux et ne nous protègent plus de rien ». Pas sûr qu’entre l’ancien ministre de François Mitterrand et le président on décline de la même façon la liste des solutions qu’il convient de mettre en place pour que celles-ci créent l’unanimité. L’impératif humanitaire nous concerne tous.

     De là, où nous sommes, nous autres, simples citoyens, nous ne pouvons que nous sentir  impuissants face à la complexité du problème. Sommes nous pour autant dédouanés de toute contribution? Pour ma part, je renouvelle la suggestion que j’ai émise dans une précédente chronique, le 4 février 2018 (Migrants, du monde à la commune). Je soulignais alors le rôle que pourrait jouer une commune de la taille de Lézardrieux en accueillant ne serait-ce qu’une famille. Je lance à nouveau cette bouteille à la mer.

     Un jour, un homme et son épouse, originaires du Pays basque espagnol ont pu franchir la coupée d’un bateau de l’espoir. Ce bateau s’appelait Winnipeg.

     


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  • Patrimoine : « La Marya » et le brouillard de l’histoire

    Trente quatre. C’est le nombre de visiteurs que la chapelle a accueilli ces samedi et dimanche, dans le cadre des Journées du Patrimoine. Mais entre début juillet et la fin août, quelque 1700 personnes auront foulé le pavement de pierres qui mène jusque la nef où trône, dans son châssis de verre, La Marya. Cet ex-voto est incontestablement la pièce maîtresse des lieux. Son magnétisme opère à chaque fois. Pour un simple regard, mais parfois suivi d’une demande de précisions.

    Comment ne pas être d’accord avec Robert Mouly quand il préconise l’idée de surélever de quelques centimètres le socle sur lequel repose cette réplique d’un vaisseau du XVIIe siècle.  Venu assurer la permanence, dimanche après-midi, aux côtés des membres de l’Amicale de Kermouster, Robert Mouly a pu constater, tout comme nous, combien les colonnes vertébrales souffraient à devoir trop se pencher pour apprécier le travail du dénommé J.B. Le Guen.

    C’est en 1651 que ce Kermoustérien a fait don à sa chapelle de La Marya, laquelle  ne peut, en aucun cas - l’heure est venue de corriger une erreur qui n’a que trop duré - représenter un navire de la Compagnie française des Indes puisque la Compagnie française des Indes occidentales et la Compagnie française des Indes orientales ont été créées par Colbert treize ans plus tard. Successivement, les 28 mai 1664 et 27 août 1664.

    Depuis plus de trois siècles, La Marya navigue dans le brouillard de l’histoire. On a toutes les raisons de craindre que celui-ci ne puisse se dissiper totalement. Mais l’œil avisé d’un visiteur de l’été  nous encourage à persévérer.

    Embarquement immédiat pour une leçon d’histoire qui ne demande qu’à être enrichie par d’autres contributions !

    Réplique d’un vaisseau du Roi ?

    Vendredi 30 août,  la chapelle reçoit ses derniers visiteurs de l’été.  Devant la vitrine, derrière laquelle repose La Marya, un homme scrute attentivement la maquette. Ne serait-ce qu’au travers de ce qu’il exprime à l’attention des amis qui l’entourent, tout laisse à penser que ce Monsieur en connaît un rayon. Présentations faites, il s’avère qu’il s’agit du président des amis du Musée maritime de Rouen.

    Patrimoine : « La Marya » et le brouillard de l’histoire

    Pour Jacques Boquet, que l'on voit ici contemplant La Marya, il est plus vraisemblable qu'il s'agit d'une réplique d'un vaisseau du roi Louis XIII

     Jacques Boquet, ancien médecin,  est un passionné de l’histoire de la Marine. Avec ses amis de l’association, il participe, pour le compte du Musée maritime de Rouen, à la réalisation d’une maquette représentant La Dauphine, un trois-mâts de la flotte de Giovanni da Verrazzano, ce capitaine florentin à la solde du roi François 1er  qui découvrit, le 17 avril 1524, la baie de New York, baie qu’il baptisa baie d’Angoulême. Le grand pont suspendu qui enjambe cette baie porte son nom.  

     http://www1.musee-maritime-rouen.asso.fr/restauration-navale/la-dauphine/

    La chose est entendue pour Jacques Boquet : tel que l’a façonné son généreux donateur, le vaisseau La Marya, grandeur nature,  aurait eu bien du mal à affronter son destin. « Il est trop effilé. Il chavirerait. ».  J.B. Le Guen a taillé dans le bois, au fil de ses propres souvenirs. De marin ? Certainement. Kermouster, terre de cultivateurs, étant aussi terre de navigateurs. Pour lui,  l’essentiel était de pouvoir faire un don symbolique à la Vierge Marie, la Vierge de Bon Secours, protectrice des marins. Alors qu’importe le souci d’exactitude au millimètre près. La Marya a belle allure et, malgré ses approximations, a pu braver le temps.

    Mais s’agissant d’un tel objet, témoin de son époque, il fallait tirer profit de cet impromptu pour mettre les choses au clair. Une question me turlupinait : comment peut-on encore affirmer que cet ex-voto représente un navire de la Compagnie des Indes puisque les Compagnies des Indes occidentales et Compagnie des Indes orientales ont vu le jour en 1664, c’est-à-dire treize ans après être sortie des mains de J.B. Le Guen ? Après un examen approfondi, Jacques Boquet nous a fourni des précisions qui lèvent, pour partie, le voile des incertitudes  

    « Je pense qu’il s’agit d’un vaisseau du Roi. Nombreuses couleuvrines. Fleur de Lys à la poupe. Il doit s’agir d’un galion de la flotte de Biscaye lancée par Richelieu, dont l’archétype est le vaisseau La Couronne. Un navire construit en 1638 à La Roche Bernard, selon les plans d’un architecte naval dieppois. Son grand rostre à la proue en est une caractéristique. Il manque une voile sous le mât de beaupré. L’absence de civadière exagère l’impression de  longueur du rostre. Cette voile a peut-être été supprimée soit par un restaurateur, simple oubli ou méconnaissance, soit à la suite d’une détérioration lors d’une manipulation. »

    Patrimoine : « La Marya » et le brouillard de l’histoire

    Que celles et ceux qui n’entravent que couic à la technicité de la navigation sous voiles ne se mettent pas au poste d’abandon. Les explications que nous a données Jacques Boquet ont pour premier mérite de mieux resituer La Marya en son temps. Cet expert se garde cependant d’affirmer. Il convient de souligner que la création de la Compagnie des Indes ne s’est pas faite ex nihilo. il pourrait donc s’agir d’un navire de la Compagnie de la Nouvelle France dite des Cent Associés, dont Richelieu, lui-même, fut actionnaire et qui eut Samuel de Champlain pour figure de proue. 

    Mais La Marya a, assurément, tout du navire strictement militaire.  L'époque ne différenciait pas encore clairement les bâtiments fortement armés (qui donneront les vaisseaux de ligne  dans les années 1650-1660) et les frégates plus légèrement équipées.

    Quoi qu’il en soit, les explications du président des amis du Musée maritime de Rouen suffisent déjà à dissiper quelque peu le brouillard qui enveloppe cette maquette.

    Kermouster pour port d’attache indéfectible

    La Marya, une déjà longue histoire. Dont on aura bien du mal, désormais, à connaître tous les épisodes. Comment se fait-il, en effet, que cette belle maquette, offerte à la chapelle de Kermouster en 1651,  ait réussi à traverser les siècles tout en restant amarrée à son port d’attache ? Bien avant une supposée convoitise du Musée national de la Marine, les occasions de la voir disparaître n’ont pas manqué.

    En effet, La Marya, aux dires de certains, aurait, le conditionnel est toujours de mise, fait l’objet d’une tentative de récupération par  le Musée national de la Marine.  Il fallait en avoir le cœur net. Hélas, les précisions espérées n’ont pas, à ce jour, été données.

    La maquette a-t-elle séjourné dans les coursives du musée de la place du Trocadéro comme le pensent certaines personnes ? Si tel est le cas, il semble que cette escapade n’aura guère duré, les Kermoustériens s’étant, tel un seul homme, opposés à l’idée d’en être dépossédés.

    Cent et quelques années plus tard après avoir été offerte par son concepteur, elle aura survécu à la Révolution française, c'est-à-dire à la tempête qui a mis à mal la domination de l'Eglise catholique en son royaume.

    La chapelle est devenue propriété privée d'un certain Claude Henry de Pleubian le 24 vendémiaire de l'an III (1794), peut-on lire sous la plume de Robert Mouly (Les Cahiers de la Presqu'île N° 19, 2014). Mais ses recherches ont pour grand intérêt de révéler que la survie de La Marya n'a pas tenu qu'à un seul homme. Les Kermoustériens ont fait corps pour défendre à la fois leur chapelle et ses trésors. Tout au long du XIXe siècle et bien après la promulgation, en 1905, de la loi sur la séparation de l'Eglise et de l'Etat.  

    Patrimoine : « La Marya » et le brouillard de l’histoire

     Des membres de l'Amicale de Kermouster écoutant les explications de Robert Mouly

    « En 1840, raconte Robert Mouly, les habitants de Kermouster se sont plaints à l’évêché de Saint-Brieuc du fait que les prêtres de Lézardrieux aient cessé de desservir correctement la chapelle. Avant la Révolution, la frairie de Kermouster étant alors rattachée à la paroisse de Pleumeur-Gautier, un prêtre y célébrait tous les dimanches et fêtes, la messe du matin et les vêpres. » Ils ne se battaient pas alors pour sauver un patrimoine, mais bien pour pouvoir continuer à vivre leur foi de cette façon.

    Il semble acquis que c’est un tel d’état d’esprit qui a permis à la chapelle de conserver son rôle de lieu de culte. De 1905 jusqu’au déclenchement de la deuxième guerre mondiale, ce sont les villageois qui n’ont eu de cesse d’agir dans ce sens. Au sortir de ce conflit, c’est ce même état d’esprit qui soufflait encore. Reste à savoir comment La Marya a pu être conservée durant toutes les années où le village était sous la botte de l’Occupant. Les témoignages font défaut.

     

    Aujourd’hui, soixante-quinze ans après la Libération, même si les célébrations religieuses au cours d’une année civile se comptent sur les doigts d’une seule main, l’attachement à la chapelle des Kermoustériens, qu’ils soient croyants, pratiquants ou non, semble inaltérable.

     

    Le long combat d’Auguste Bourdon

     

    S’agissant de la conservation de La Marya, on se doit, cependant, de rendre un hommage tout particulier à un homme, Auguste Bourdon (1911-1995), qui, contrairement à ce qui est écrit ici et là, n’a jamais été propriétaire de la chapelle, mais l’un des membres les plus actifs d’un collectif qui s’est spontanément constitué pour défendre son patrimoine religieux.

     

    Natif de Kermouster, on doit déjà à cet ancien radio télégraphiste de la marine militaire, puis de la marine marchande, d’avoir conservé dans ses archives la photo d’une carte postale datant de 1909, donc de cent dix ans, sur laquelle sont rassemblés les ex-voto de la chapelle dont on ne connaît pas, malheureusement, hormis celui de La Marya, le nom des donateurs.

     

    Patrimoine : « La Marya » et le brouillard de l’histoire

     Carte postale datant de 1909

     

    Sur ce document photographique ne figure pas la peinture maquette réalisée et offerte, en 1885, par Pierre Le Minter, le grand-père maternel d’Auguste Bourdon. Cet ex-voto, accroché sur un des murs de la grande nef, entre deux armoiries, représente un clipper trois-mâts carré, rentrant au port du Havre, accompagné d’un cotre pilote de ce port. Ce navire porte le nom de Saint Modez.

     

    Pierre Le Minter était marin. Tout laisse supposer que, comme pour d’autres gars du pays, Le Havre n’était pas  pour lui terra incognita.

     

    Patrimoine : « La Marya » et le brouillard de l’histoire

     Le Saint Modez. Ex-voto offert en 1885 par Pierre Le Minter, grand-père d'Auguste Bourdon

     

    C’est, d’ailleurs, également au Havre que s’est achevée  la carrière maritime d’Auguste Bourdon. « Mon père, explique Jean Bourdon,  a quitté la marine militaire à la fin de la guerre. Il a continué une carrière dans la marine marchande, sur le bateau phare qui balisait, en baie de Seine, l’entrée du port du Havre. »

    Il aurait pu continuer à naviguer en tant que militaire, mais, après la guerre, on proposa à Auguste Bourdon de l’affecter à un dragueur de mines. « Alors qu’il venait de passer son temps à les éviter en Méditerranée! Sur le croiseur Jeanne d’Arc, il était aux côtés des anglo-américains en baie de Naples. C’est ainsi qu’il a pu assister à l’éruption du Vésuve en mars 1944. Au mois d’août de la même année, La Jeanne participait, en soutien logistique, au débarquement en Provence (Chronique du 16 août 2019, Kermouster libéré) ». Mieux valait donc trouver un moyen de tourner le dos à ces temps de frayeur. Va pour le Havre III et cette navigation sur point fixe !

     

    Patrimoine : « La Marya » et le brouillard de l’histoire

    Patrimoine : « La Marya » et le brouillard de l’histoire

     

    Le petit-fils de Pierre Le Minter, bien qu’ayant choisi de s’installer à Pleubian, après un mandat de conseiller municipal à Lézardrieux, au sortir de la guerre, ne quittera cependant jamais la chapelle des yeux. Il en sera même, à l’occasion, le sacristain. Dans le sillage de son grand-père, il a, à maintes occasions, délié les cordons de sa bourse pour enrichir les collections de la chapelle. Entre autres : une statuette représentant Saint Joseph, le 20 juillet 1985, et  un tabernacle, à l’occasion du Noël 1993.

     

    Quatre ans plus tôt, au mois d’août 1989,  il avait eu la satisfaction d’assister à la remise en place de la maquette de La Marya, enfin restaurée.

     

    Patrimoine : « La Marya » et le brouillard de l’histoire

     

     

    Ce jour là, il a dû éprouver une très grande satisfaction, très certainement teintée d’une toute aussi grande émotion. Quarante ans durant, c'est-à-dire dès le lendemain de la guerre, il n’aura eu de cesse de se battre pour que l’on prenne en compte la valeur patrimoniale de cette maquette.

     

    Tout au plus faut-il s’étonner qu’un homme aussi investi dans un tel travail ait pu, de sa main, comme l’atteste le document ci-dessus, laisser penser que La Marya était une réplique d’un navire de la Compagnie des Indes.

     

    Une première restauration en 1989

     

    Patrimoine : « La Marya » et le brouillard de l’histoire

     Auguste Bourdon (veste bleue) écoutant les explications de Monsieur Brieuc qui a eu la charge de restaurer La Marya en 1989

     

    A sa demande, un représentant du Service des Beaux Arts se rendra sur place, mais il lui aura fallu ronger son frein jusqu’à ce mois d’août 1989 où La Marya, remise en état, a retrouvé son toit protecteur. Il aura fallu plusieurs mois de travail au conservateur restaurateur pour lui redonner les apparences de sa lointaine jeunesse.

     

    La Marya n’aura pas, la preuve nous en est donnée, traversé les siècles sans subir quelques dommages. Monsieur Brieuc, le conservateur restaurateur, lui aura, comme le souligne alors Auguste Bourdon, redonné un peu plus de véracité. « Elle est remise au gréement de l’époque, avec hunes rondes, à l’artimon et perroquet de beaupré et civadière. La coque est remise aux couleurs de l’époque du XVIIe siècle.» Quand a-t-elle perdu cette fameuse civadière ?

     

    Patrimoine : « La Marya » et le brouillard de l’histoire

     

    C’est assurément, à dater de cette époque, qu’il a été décidé de la conserver sous vitrine ? Il ne pouvait plus être question de la suspendre au-dessus de la tête des fidèles, ni de lui faire respirer l’air du large sous une pluie de confettis lors de la traditionnelle procession du pardon.

     

    « Mon père, raconte Yvon Corlouer, s’occupait de La Marya tous les ans, en perspective du pardon. Il la dépoussiérait. Un petit coup de pinceau par ci par là. Il prenait plaisir à la bichonner. De plus, il utilisait une carabine américaine qu’il avait récupérée, pour faire éclater dans le ciel, lors de la procession, une pluie de confettis. Il en remplissait les cartouches. A chaque fois qu’il tirait, les porteurs de La Marya se déhanchaient tour à tour pour provoquer le roulis. Moi-même, j’ai eu à la porter. Au moins deux à trois fois. Avec mes copains d’alors, Jean Allain, Maurice Séguillon, son cousin René Séguillon et deux autres dont j’ai oublié le nom. Il fallait six porteurs pour assurer des relais, car à cette époque la procession descendait jusque les grèves de l’île à Bois. »

     

    Auguste Bourdon s’est éteint en 1995. La Marya, quant à elle, continue à susciter la curiosité des visiteurs. Mission accomplie !

     

    A priori, ce n’est pas demain la veille qu’on la sortira de son châssis, pour un nouveau carénage. Le dernier en date remonte à l’année dernière. C’est une conservatrice restauratrice de Tours, Mme Agnès Blossier qui a eu la charge de la sauver d’un naufrage programmé. Bien qu’abritée dans son sarcophage de verre, elle était redevenue la proie des insectes xylophages

     

    Patrimoine : « La Marya » et le brouillard de l’histoire

     La conservatrice restauratrice Agnès Blossier lors de la restitution de La Marya en juin 2018

     

    Après lui avoir fait subir, comme aux autres maquettes de la chapelle, un nettoyage en règle à force de compresses de coton et un traitement antifongique, la conservatrice restauratrice notait dans son rapport d’expertise le bon état structurel de la coque. Mais Agnès Blossier laissait aussi entendre « qu’aucune proposition de retour à un état antérieur ne peut plus être mise en œuvre. »

     

     La coque a été repeinte au moins à quatre reprises. En un peu moins de quatre siècles, La Marya serait passée du vert au rouge après le jaune et le bleu (Chronique du 12 juin 2018) . Il semble pourtant acquis, selon la conservatrice restauratrice,  que ce sont les remèdes de 1989 qui ont le plus altéré la polychromie, « par l’application d’un « jus blanc », dans l’intention louable de donner de la patine à la maquette ».

     

    Quoi qu’il en soit, La Marya dispose d’un nouveau bail dont la durée sera directement liée à l’attention qu’on lui portera. Il faut, sans cesse, veiller à ce qu’elle puisse naviguer dans l’atmosphère le plus pur.

     

    Patrimoine : « La Marya » et le brouillard de l’histoire

     

    Une erreur d’appréciation qui a fait long feu

     

    Patrimoine : « La Marya » et le brouillard de l’histoire

    La Cordelière  engagée dans son ultime combat.contre le navire angalis Regent, le 15 août 1512. Cette caraque a été construite en 1487 à Morlaix, sur commande du duc François II de Bretagne, père d'Anne de Bretagne.

     

    Alors que de nouvelles recherches ont été menées, au début de cet été 2019, en rade de Brest, lieu du naufrage, sur des vestiges attribués à La Cordelière, coulée en 1512, il y avait là, comme cela se dit dans le jargon journalistique, matière à « scoop ».  Mais remontons le temps !

     31 octobre 1947. Lézardrieux se donne un nouveau maire, en la personne  d’Yves Jézéquel (1). Auguste Bourdon fait partie du conseil municipal. Il est de facto le porte-parole des Kermoustériens au sein de cette instance.

     24 avril 1948. Le conseil municipal donne suite à une proposition émise par Auguste Bourdon au nom « de la collectivité propriétaire de la chapelle et du cimetière de Kermouster ». Cette proposition consiste à faire don à la commune de la chapelle et du cimetière.

     Dans le compte rendu de la délibération on peut lire ceci : « Le Conseil municipal considérant que l’augmentation des frais d’entretien de la chapelle et du cimetière ne permet plus à cette collectivité d’assurer l’entretien, considérant que cette chapelle jouit des mêmes prérogatives  que les églises paroissiales, puisqu’on y célèbre , avec les services réguliers des dimanches, des services religieux se rapportant aux mariages et aux décès, constatant, d’une part, la présence dans cette chapelle d’une maquette datant de 1651, présumée d’un vaisseau La Cordelière de l’Amiral Primauguet, ainsi que différentes boiseries du XVIe siècle, le tout en assez bon état, accepte le don ».. Six mois plus tard, ce même Conseil municipal décidera d’assurer la chapelle de Kermouster pour une somme de 1 million de francs (soit, approximativement, 1500 €) et le mobilier pour une somme équivalente.

     

    Ainsi donc, La Marya ne serait qu’une représentation d’un navire n’ayant aucun rapport avec un vaisseau du XVIIe siècle puisque construit à partir de 1487, dont Anne de Bretagne a été la marraine.

     

    Ce jour là, les Lézardriviens avaient apparemment trop vite cédé à la tentation de donner à cette maquette une consistance historique, en invoquant le nom de ce navire ayant bravé l’Anglais…en 1512. Cette première erreur d’appréciation aura fait long feu.

     

     1) Il y a soixante ans, le 17 septembre 1959, Yves Jézéquel  s’éteignait à Lézardrieux, commune qu’il aura de longues années durant dirigée. Elu conseiller général de Lézardrieux en octobre 1945 puis maire en octobre 1947, postes auxquels il est réélu respectivement en 1951 et en 1953. Conseiller de la République puis sénateur des Côtes du Nord de 1948 à 1958. Pendant la guerre de 1939-1945 Yves Jézéquel aura eu la douleur de perdre deux enfants, son fils Yves et sa fille Simone, morts tous les deux en déportation 

     

     

     


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