• La sonnerie du clairon et la sonate du violoncelle

       Voici qu’approche le temps de mettre un terme à cette modeste et très locale contribution à l’histoire. Pour cette avant dernière chronique sur Kermouster dans la Grande Guerre, une digression musicale, parce que lors de cette commémoration du Centenaire, la musique, sous quelque forme que ce soit, aura contribué à renforcer le caractère solennel et la charge émotionnelle de l’événement. Le son d’un clairon qui perce le silence, les cordes d’un violoncelle qui font vibrer l’atmosphère peuvent provoquer autant d’émotion qu’un discours, fût-il le plus en adéquation avec la raison d’être de l’événement.

       J’ai déjà souligné l’impact que provoque chez moi la sonnerie « Aux morts ». Dès les premiers roulements du tambour, dès la première mesure, frisson assuré. Une musique, lente, grave, qui précède le silence. Un morceau de courte durée, mais qui semble arrêter la marche du temps. Une musique qui vous transporte vers cet ailleurs où a régné l’effroi, mais qui force le respect. Cette sonnerie « Aux morts » aucun poilu ne l’a entendue sur le champ de bataille.

        Une sonnerie qui puise son origine sur les champs de bataille qui ont opposé Nordistes et Sudistes lors de la guerre de Sécession aux Etats-Unis. Une sonnerie dont les Anglais auront été les premiers à s’inspirer. Si vous passez un jour, en fin d’après midi par Ypres, cette ville martyre aujourd’hui totalement reconstruite, portez vos pas jusque la porte Menin ! C’est là qu’est interprétée chaque soir, depuis 1928, The Last Post, l’équivalent britannique de notre sonnerie aux morts. Hormis les années de la Seconde Guerre mondiale, The Last Post a donné lieu, sur les coups de 20 h, à un cérémonial quotidien. Centenaire passé, tout laisse à penser que les Britanniques vont maintenir cette tradition

     

    La sonnerie du clairon et la sonate du violoncelle

     

       Ce n’est que quatre ans plus tard que le lieutenant-colonel Pierre Dupont (1886-1969), chef de musique de la Garde républicaine,  a composé la sonnerie « Aux morts ».  Cet ancien du 67e régiment d’infanterie répondait à une demande du Général Gouraud, alors gouverneur de Paris, lequel souhaitait que l’on puisse doter l’armée française d’un hymne dégageant une solennité de même teneur que ceux des anglo-saxons. Cette sonnerie sera jouée pour la première fois par la Garde républicaine le 14 juillet 1931, devant l’Arc de triomphe. Les poilus, toujours en vie à cette époque,  ont pu ainsi honorer leurs anciens camarades, avec une note de gravité supplémentaire.

       Mais désormais, le clairon et le tambour ne sont plus les seuls à porter la charge émotionnelle que doit avoir tout rendez-vous de ce type. Et c’est le plus souvent le violoncelle qui est mandaté pour  venir en appui et renforcer la solennité de la cérémonie. 

        Le violoncelle ? J’ai déjà eu l’occasion d’expliquer le pourquoi de ma forte inclination pour cet instrument. C’était au début du mois d’août dernier, dans un commentaire sur le concert d’Aldo Ripoche donné en la chapelle. Ce soir là, ce sont trois des Suites pour violoncelle de Bach qu’il nous a été donné d’apprécier. Je n’y reviens donc pas. Mais s’il est un instrument qui se retrouve rattaché à la page sanglante de la guerre 14 18, c’est bien lui. La bataille qui oppose la France à l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie n’a pas été sans répercussions dans le monde musical.

       Quand il s’éteint, à l’âge de 55 ans, épuisé par une longue lutte contre le cancer, voilà tout juste cent ans (le 28 mars 1918), Claude Debussy en était toujours à craindre que le rouleau compresseur de la musique allemande s’en vienne à écraser la musique française dont il est devenu la figure de proue ; La guerre n’en finit pas !

        Debussy l’impressionniste aura brûlé ce qu’il a adoré. Entre autres, la musique  de Wagner.

        « Je crois que nous paierons cher le droit de ne pas aimer l’art de Richard Strauss et de Schoenberg. Pour Beethoven, on vient de découvrir très heureusement qu’il était flamand ! Quant à Wagner, on va exagérer ! Il conservera la gloire d’avoir ramassé dans une formule des siècles de musique. C’est bien quelque chose et, seul un Allemand pouvait le tenter. Notre tort fut d’essayer pendant trop longtemps de marcher dans son destin » écrit-il en août 1914 à un de ses élèves alors qu’il a quitté Paris pour Angers, les Allemands se trouvant déjà à Compiègne*

        En mars 1915, il affichera publiquement son anti- germanisme à travers un billet publié par le journal L’Intransigeant, sous le titre « Enfin seul » : « Il faut, écrira-t-il, que la fortune de nos armes ait son retentissement dans le prochain chapitre de notre histoire de l’art. Il faut que nous comprenions enfin que la victoire apporte à la conscience musicale française une libération nécessaire. »

        Un propos qui trouve une résonance chez d’autres compositeurs français de l’époque. Le 10 mars 1916 Camille Saint-Saëns, Gustave Charpentier, entre autres, vont jeter les bases de la Ligue nationale  pour la défense de la musique française. Ce à quoi, Maurice Ravel, qui aura toute sa vie conservé une profonde estime pour Debussy, prendra le contre-pied, en s’adressant ainsi à ses confrères :

     « Je ne crois pas que pour la sauvegarde de notre patrimoine artistique national, il faille interdire d'exécuter publiquement en France des œuvres allemandes et autrichiennes contemporaines non tombées dans le domaine public. [...] Il serait même dangereux pour les compositeurs français d'ignorer systématiquement les productions de leurs confrères étrangers et de former ainsi une sorte de coterie nationale : notre art musical, si riche à l'heure actuelle, ne tarderait pas à dégénérer, à s'enfermer en des formules poncives. Il m'importe peu que M. Schönberg, par exemple, soit de nationalité autrichienne. Il n'en est pas moins un musicien de haute valeur, dont les recherches pleines d'intérêt ont eu une influence heureuse sur certains compositeurs alliés, et jusque chez nous. Bien plus, je suis ravi que MM. Bartok, Kodaly et leurs disciples soient hongrois et le manifestent dans leurs œuvres avec tant de saveur. En Allemagne, à part M. Richard Straussnous ne voyons guère que des compositeurs de second ordre dont il serait facile de trouver l'équivalent sans dépasser nos frontières. Mais il est possible que bientôt de jeunes artistes s'y révèlent, qu'il serait intéressant de connaître ici. D'autre part je ne crois pas qu'il soit nécessaire de faire prédominer en France, et de propager à l'étranger toute musique française, quelle qu'en soit la valeur. Vous voyez, Messieurs, que sur bien des points mon opinion est assez différente de la vôtre pour ne pas me permettre l'honneur de figurer parmi vous ». 

       Maurice Ravel, conducteur de camion sur la Voie Sacrée, de santé trop fragile pour pouvoir aller plus avant au front. Ravel, le compositeur qui, comme Debussy et tant d’autres, ont redonné de la couleur à la musique française. Mais Ravel, un homme qui a su, même dans un contexte aussi ravageur, conserver son entier libre arbitre.

       Je ne puis qu’approuver le choix qui a été fait de faire jouer deux de ses œuvres lors des cérémonies ce 11 novembre qui se sont déroulées devant l’Arc de Triomphe. L’incontournable Boléro, que Maurice Ravel, au pupitre, fera jouer à la Garde républicaine en 1931, mais surtout ce 2e mouvement de sa Sonate pour violon et violoncelle, composée en 1920, à la mémoire de Claude Debussy.

      Accompagné, ce dimanche 11 novembre, par le violoniste français Renaud Capuçon, Yo-Yo Ma, le virtuose violoncelliste américain, interprètera, seul, la Sarabande de la Suite n°5 de Jean-Sébastien Bach. Cent ans après l’arrêt des combats, un violoncelle faisait entendre sa voix en chantant les vertus de la réconciliation.

     

    La sonnerie du clairon et la sonate du violoncelle

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       Comment, dès lors, ne pas évoquer, dans le cadre de cette narration, les pérégrinations du Poilu, ce violoncelle auquel Maurice Maréchal aura donné ses lettre de noblesse.

        Si vous passez un jour par Ourton, un petit village accroché à une colline, au nord-ouest d’Arras, prenez le temps de venir vous asseoir derrière l’église. C’est ici que le Poilu a fait entendre pour la première fois sa voix, le 28 juin 1915.

        « Avons été à Béthune hier. La ville pleine d’Anglais. Ai essayé le cello le soir avec deux cordes seulement. Il sonne bien. Que dire de cette impression extraordinaire que j’ai eue en jouant le Clair de lune de Werther, dans une cour de ferme, derrière l’église, assis  sur une pierre ; Quelques soldats debout en rond (…) Je crois que vraiment cet étrange biniou sonne bien. Tout le monde me fait des compliments**». Déjà auréolé d’un Premier prix du Conservatoire en 1911, l’agent de liaison du 274e régiment d’infanterie apprécie de pouvoir faire glisser ses doits sur un manche, fut-il taillé, comme le reste de l’instrument, avec des morceaux de porte et d’une caisse de munitions. Allemande ? Peut-être. En tout cas dans un résineux de piètre qualité. Œuvre de deux Territoriaux, charpentiers menuisiers dans le civil.

       Deux camarades qui n’auront pas, comme Maurice Maréchal (1892-1942) la chance de vivre encore bien longtemps. Antoine Pleyen et Charles Plicque, luthiers des circonstances, tomberont face à l’ennemi trois mois plus tard, dans la Somme. Maurice Maréchal et son nouveau compagnon d’infortune auront, quant à eux, la chance de s’en sortir

       Un compagnon d’infortune, mais sans lequel il aurait pu connaître un autre destin. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’a jamais été exposé aux dangers car l’agent de liaison fut, tour à tour, infirmier, brancardier, cycliste ou radio. Mais comme il le reconnaîtra lui-même ce Poilu sorti de je ne sais où lui aura permis de vivre la guerre un peu plus confortablement que ses collègues fantassins

       La raison en est simple : on est venu le chercher, lui et son Poilu, pour compléter une formation de musique de chambre, au début de l’année 1916. Ce sera le quatuor du général Mangin (1866-1925), chef de la 5e division d’infanterie.

     

    La sonnerie du clairon et la sonate du violoncelle

     Coll. Musée de la Guerre, Pays de Maux. Fonds Durosoir

       

       Chef militaire, autant craint que respecté, Charles Mangin appréciait la belle musique. C’est ainsi que le Poilu  fut souvent trimbalé par  monts et par vaux, caché dans un sac à viande, pour s’en venir égayer les soirées que ce général offrait à ses hôtes, à même le grand salon d’un château. Des intermèdes musicaux qui ont eu pour effet d’éloigner Maurice Maréchal et les trois autres musiciens du bruit dissonant des tranchées.

        Mais si les premières notes sorties de ce violoncelle hors norme furent, à Ourton, consacrées à une transposition d’un air d’opéra composé par le français Jules Massenet, le souhait de la Ligue nationale pour la défense de la musique française fut, à chaque fois, mis sous le boisseau. Dans ces salons peuplés de galonnés, les quatre musiciens exécutèrent, à la demande, des musiques  fleurant le romantisme allemand. Tout en cherchant, quand même à défendre le nouveau répertoire français. En 1917, Maurice Maréchal éprouvera la grande satisfaction lors d’une permission de jouer devant Debussy, accompagné André Caplet, son ami pianiste, sa Sonate pour violoncelle et piano, composée en août 1915. L’une de ses toutes dernières œuvres du compositeur.

       Sous chaque militaire, sous chaque compositeur, sous chaque interprète, il y a un homme.  Le virtuosité du violoncelliste n'a d'égal que son extr$eme sensibilité à la condition humaine.. Grand admirateur de Renan, notamment pour sa Vie de Jésus, il se voulait « écrivain de lui-même ». Voici ce qu’il écrivait dans l’un de ses carnets de guerre, alors qu’il se trouvait sur le ravin de la Caillette, près de Verdun, le 19 avril 1916 :

     

    « Effondrés dans un coin, hébétés de souffrance,

    Avec des os brisés, sous des liges. Sanglants,

    Ce sont des loques grises empoisonnant le rance,

    Des visages de terre avec des yeux brillants,

    Nulle pitié autour d’eux, pas un mot de tendresse,

    Aucun des soins touchants qu’on prodigue aux blessés.

    Pourtant si vous saviez quel enfant en détresse

    Devient celui qui souffre et qu’il faudrait bercer.

    Nous sommes bien éloignés de la bonté parfaite.

    Sans doute est-ce justice de haïr l’ennemi,

    Mais par le sang qui coule sont lavées toutes dettes.

    Français, pour le blessé, il est beau d’être ami. »

     

       Des vers pour exprimer sa compassion pour les soldats allemands qui se meurent sous ses yeux, sans que quiconque s’attarde sur leur sort.

      Démobilisé en 1919, Maurice Maréchal pourra alors reprendre une carrière qui va le conduire au sommet de la célébrité, mais bien évidemment, sans demander à son Poilu, quelque peu exténué par tant de chaos, de continuer le service.

        Ce dernier sur lequel sont gravés les noms de Pétain, Joffre, Foch, Gouraud et Mangin sommeille désormais dans une vitrine du Musée de la musique à Paris. Aux côtés de deux violons. L’un construit dans les tranchées des Vosges alsaciennes en 1916, à partir d’une boîte de madeleines de Commercy, d’une peau de chèvre et d’un couteau de poche. L’archet a été réalisé avec les crins de la queue de cheval du colonel du 152e régiment d’infanterie, le régiment du violoncelliste René Moreau (1883-1964). L’autre est sorti des mains du soldat allemand Curt Oltzscher, détenu prisonnier à Romans, dans la Drôme.

       Bien que mis à la retraite depuis un siècle, le Poilu n’en continue pas moins de faire entendre sa voix, par réplique interposée où ne figurent plus les noms des généraux. Emmanuelle Bertrand, l’une des grandes figures de la scène internationale, a construit un spectacle autour de l’histoire de ce Poilu en bois, « Le violoncelle et la guerre ». Tour à tour, les comédiens Christophe Malavoy, Didier Sandre et François Marthouret prêtent leur voix aux écrits des carnets de guerre de Maurice Maréchal sur un fond musical qui réunit des compositeurs de toutes origines.

       Si la musique a le pouvoir d’adoucir les mœurs, comme le laisse entendre cette maxime que l’on prête à Aristote, espérons que ce Poilu de la Grande Guerre restera seul au monde ! 

     

    Suite et fin

     

     La lumière de la paix à travers le vitrail

     

     


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