• Joseph Le Razavet dans  la boue des Flandres

      Depuis plusieurs jours déjà, les titres des journaux français laissaient entendre que la fin de la guerre était proche. « Les Alliés sont à 60 km de Bruxelles » « L’Empire allemand et sa dissolution politique » (Ouest-Eclair, 21 octobre 1918) ; « Les armées alliées de Belgique en marche sur Gand » (Ouest-Eclair, 22 octobre).  Pour autant rien n’est encore acquis définitivement comme en témoigne le titre barrant toute la Une de ce même journal daté du 23 octobre : « L’ennemi contre-attaque vigoureusement pour protéger sa retraite ». Mais les faits sont incontestables, depuis le début du mois d’août, les Alliés engrangent des victoires, sur tous les fronts, même sur le front oriental. Ils ont bénéficié, début juillet, du renfort massif des Américains, les Yanks comme on les appelle alors.

      L’armée allemande bat effectivement en retraite. Elle n’a pu que céder le terrain qu’elle avait reconquis, jusqu’à espérer pouvoir prendre pied dans Paris. Un vent d’optimisme souffle enfin sur le pays.

       Dans cette même édition du vendredi 23 octobre, le grand quotidien régional publie un compte rendu sur une réunion qui s’est tenue la veille à Rennes, ayant pour thème l’avenir du tourisme en Bretagne. Malgré une pagination restreinte, compte tenu de la pénurie de papier, et prioritairement consacrée aux nouvelles du front, les lecteurs ont quand même droit à des informations plus en rapport direct avec leur quotidien. A l’arrière du front, qui plus est dans des régions très excentrées comme la Bretagne, toute l’actualité ne repose pas sur les seuls faits de guerre. La vie sportive a droit à ses chroniques journalières. La réclame garnit les colonnes et chaque jour la rubrique des obsèques annonce les rendez-vous des cimetières dans les communes.

       « Ils devront accepter une armistice ! ». Ce vendredi 25 octobre, l’Ouest Eclair  est au diapason de la presse nationale. Le mot est prononcé. L’Allemagne et ses alliés devront se plier aux exigences des vainqueurs. La victoire est au bout des baïonnettes Ce n’est plus qu’une question de jours. Mais pour Joseph Le Razavet ce n’est malheureusement plus une perspective. Il est mort la veille, à Machelen, au cœur de la Flandre flamande, alors que son régiment, le 350e régiment d’infanterie, assurait la relève en première ligne le long de la voie ferrée Gand Courtrai. Il avait 38 ans.

       Pour sa mère, Jeanne Marie née Loas, veuve de son mari Charles Razavet, décédé en 1909, comme pour de nombreuses familles de la presqu’île, la Belgique est devenue une terre de deuil. Machelen est à proximité d’Ypres, Ieper en Flamand, désormais tristement célèbre. C’est dans ce secteur que sont déjà tombés d’autres pays.

     

    Joseph Le Razavet dans  la boue des Flandres

     Flandern (1934-1936), huile et tempera sur toile de Otto Dix)*

     

      A Langemark pour Charles Eugène Symoneaux et Jean-Marie Le Perff, en octobre et novembre 1914 ; à Boesinghe, le 22 avril 1915, pour Edouard Joseph Marie Le Flem et Jean Marie Lasbleiz intoxiqués, comme nous l’avons déjà souligné, par la première attaque aux gaz. Une semaine plus tard, Yves Marie Le Thomas succombait dans un hôpital à Malo les Bains, pour avoir, lui aussi, inhaler ces gaz mortels, sur ce même secteur. En octobre, ce sera le tour d’Hippolyte Louis Hégaret, à Beveren ; puis, le 14 février 1916, Jean-Marie Guillou rendra le dernier soupir à Zuydschote. Ici il ne s’agit que de collègues issus du même patelin, mais il y en a bien d’autres de son régiment que ce Trégorrois a vu tragiquement s’écrouler autour de lui.

       Dès son incorporation en février 1915, dans le 361e  régiment d’infanterie, régiment qui sera dissous en juin 1916, il aura partagé la dure vie des tranchées sur de nombreux fronts, en Champagne, à Verdun, sur le Chemin des Dames, dans les Vosges, dans la Somme et pour finir la Belgique. Un enfer interminable pour cet homme qui avait été exempté en 1902, au bout d’un an, de ses obligations militaires, pour cause de bronchite chronique. Mais six mois après l’entrée en guerre, l’Armée s’est souvenu de lui. Bronchite ou pas. Ce jeudi 24 octobre Joseph Le Razavet va faire preuve de bravoure

       La relève s’est effectuée sous un bombardement violent, tout particulièrement sur les passerelles qui enjambent la Lys, une rivière qui prend sa source en France et rejoint l’Escaut à Gand. Pour le contrôle de la voie ferrée, les hommes du 350e RI vont se voir opposer une forte résistance. Ce ne sera pas ce jour qu’ils auront pu s’emparer des positions ennemies. Le bilan humain est lourd : 160 hommes hors de combat, dont 33 tués et 46 disparus. C’est en se portant à l’assaut d’un talus puissamment défendu que Joseph Le Razavet est tombé mortellement frappé, en prenant pied sur la position ennemie.

       « Que pouvait-il avoir décidé, lui, pour sauver ses carotides, ses poumons et ses nerfs optiques ? Voici la question essentielle, celle qu’il aurait fallu nous poser entre nous pour demeurer strictement humains et pratiques. Mais nous étions loin de là, titubants dans un idéal d’absurdités, gardés par des poncifs belliqueux et insanes, rats enfumés déjà, nous tentions, en folie, de sortir du bateau de feu, mais n’avions aucun plan d’ensemble, aucune confiance les uns dans les autres. Ahuris par la guerre, nous étions devenus fous dans un autre genre : la peur. L’envers et l’endroit de la guerre. » (Louis Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932)

       « Nous sommes devenus des animaux dangereux, nous ne combattons pas, nous nous défendons contre la destruction. Ce n’est pas contre des humains que nous lançons nos grenades, car à ce moment-là nous ne sentons qu’une chose : c’est que la mort est là qui nous traque, sous ces mains et ces casques. C’est la première fois depuis trois jours que nous pouvons la voir en face ; c’est la première fois depuis trois jours que nous pouvons nous défendre contre elle. La fureur qui nous anime est insensée ; nous ne sommes plus couchés, impuissants sur l’échafaud, mais nous pouvons détruire et tuer, pour nous sauver…pour nous sauver et nous venger. » (Erich Maria Remarque, A l’Ouest rien de nouveau, 1929)

       Louis Ferdinand Céline, Erich Maria Remarque. C’est sous la forme romancée, à travers leurs personnages, que ces deux écrivains vont coucher sur le papier leur ressenti. Outre le fait d’avoir écrit et, par ces romans, d’avoir connu une célébrité universelle, ils ont pour autres points communs d’avoir tous les deux, été blessés  à des moments différents, sur ce même champ de bataille.

     

    Joseph Le Razavet dans  la boue des Flandres

     A Poelkapelle, le monument dédié à Georges Guynemer**

     

       Louis Ferdinand Céline le premier. A Poelkapelle, en septembre 1914. C’est ici que trouvera la mort, trois ans plus tard, en septembre 1917, Georges Guyemer. Suite aux tirs ennemis son avion s’est écrasé dans cette commune qui jouxte Langemark. Pour Céline, il ne s’est agi que d’une balle dans l’épaule mais la blessure sera suffisamment grave pour que le maréchal des logis du 12e  régiment de cuirassiers, engagé volontaire dès 1912, soit retiré du front.

       Pour Erich  Maria Remarque, mobilisé en 1916, simple soldat du 15e  régiment de réserve d’infanterie  la présence au feu n’aura duré également que quelques semaines. Il est expédié sur le front le 12 juin 1917.  Le 31 juillet, entre Torhout et Houthulst, à proximité de cette voie de chemin de fer qui relie Gand et Courtrai, il est blessé à la jambe gauche, au bras droit et au cou, par des éclats d’obus et aussitôt dirigé vers un hôpital de Duissbourg, où il restera jusqu’en octobre 1918.

      Tous deux n’auront pas eu à combattre l’un contre l’autre, mais l’un comme l’autre sauront décrire l’horreur en confrontant leur vécu avec ceux des nombreux blessés qu’ils auront côtoyés de long mois durant. Si Remarque refusera toute décoration, Céline acceptera de se voir décerné la Croix de Guerre. C’est cette distinction que recevra Joseph Le Razavet, mais à titre posthume.

       Comme une dizaine d’autres Lézardriviens, tombés eux aussi dans cette boue des Flandres, on ne retrouvera pas son corps. Ils ne sont que quatre à reposer sous une croix.

     

    Joseph Le Razavet dans  la boue des Flandres

    Carré militaire français dans me cimetière de Roulers (Belgique)

    Joseph Le Razavet dans  la boue des Flandres

     Nécopole nationale Notre Dame de Lorette à Alain-Saint-Nazaire (Pas-de-Calais)

     

      Un seul en Belgique. Hippolyte Hégaret, du 73e régiment d’infanterie. Il est inhumé dans le carré militaire du cimetière municipal de Roulers, Roeselare en Flamand. Yves Le Thomas, lui aussi du 73e RI, gravement blessé dans les environs d’Ypres,  a été enterré dans le carré militaire de Malo-les-Bains. Les corps des deux fusiliers marins, Guillaume Faver et Louis Seguillon, tous les deux morts à Nieupoort, à deux ans d’intervalle, ont été transférés et inhumés dans la nécropole nationale Notre Dame de Lorette à  Ablain-Saint-Nazaire, au nord d’Arras, dans le Pas-de-Calais.

     

    Joseph Le Razavet dans  la boue des Flandres

     Zonnebeke (1918). Huile d’après croquis de George Edmund Butler***

     

      La boue des Flandres, c’est sous ce titre, en 1922, que fera paraître ses mémoires Max Deauville. Entre autres récits se rapportant à la guerre, cet écrivain médecin belge de langue française, engagé volontaire en 1914, ne choisit pas la forme romanesque pour décrire les horreurs qu’il lui a fallu vivre. Il aura servi tout au long de la retraite de l’armée belge. Atteint de la fièvre des tranchées il sera démobilisé, mais, après guérison, il soignera les blessés à l’hôpital de Saint-Lunaire, en Ille-et-Vilaine.

       Dès janvier 1918, il sera de nouveau face au péril. Lui aussi en arrivera à formuler sa propre sentence :

      « La guerre n’est que le suicide misérable d’une foule en folie. Ses remous sanglants ne servent que les intérêts de ceux qui la dirigent. »

     

    .*Flandern ou Flandres. Otto Dix (1891-1969) est un peintre graveur lié aux mouvements de l’Expressionnisme. Mobilisé en 1914, il est envoyé sur le front à l’automne 1915. Après la prise du pouvoir par les nazis, il est l’un des premiers professeurs d’art à être renvoyés. En 1937, ses œuvres sont déclarées « dégénérées ».  

    **Ce monument dédié à la mémoire du pilote Georges Guynemer (1894-1917) a été inauguré en 1923. Au sommet de la stèle, une cigogne en bronze. Georges Guynemer appartenait à l’escadrille « Les Cicognes) basée à Saint-Pol-sur-Mer près de Dunkerque

     *** George Edmund Butler (1872-1936). Nommé au rang de capitaine honoraire de la Nouvelle-Zélande en septembre 1918, cet artiste peintre britannique a rejoint la division néo-zélandaise en France à la fin même du même mois. Ces croquis exécutés sur le vif sont devenus plus tard la base de ses peintures. Zonnebecke, en Belgique, se trouve à l’est d’Ypres, à proximité de Langemark Poekapelle. 

     

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