•   Cela fait déjà dix jours que les hommes du Régiment d’infanterie coloniale du Maroc se battent en première ligne dans les ruines de Fleury-devant-Douaumont. Pour les Allemands toujours maîtres des lieux, après que le village eut changé de main seize fois depuis le début du mois de juin, il s’agit de tenir cette position clef. Tenir cette place, c’est verrouiller la porte d’accès à Verdun. Un village en ruine, une zone totalement sinistrée, des cadavres à n’en plus finir. Une guerre sans merci. Au lance-flammes et aux gaz. Des bataillons entiers ont été anéantis. Les morts se sont ajoutés aux morts.

     

    Joseph Le Luron au royaume des Immortels ?

     

      Jeudi 17 août 1916. Le RICM reçoit l’ordre de procéder à un nouvel assaut. Un de plus pour Joseph Le Luron qui s’est engagé dans ce régiment issu du 1er régiment mixte d’infanterie coloniale constitué à Rabat. C’est en juin 1915, peu avant que le Kermoustérien franchisse le cap de ses vingt ans, que le régiment a changé d’appellation. Après le remplacement de deux bataillons sénégalais, il est devenu de fait le 1er régiment de marche d’infanterie coloniale en grande partie composée d’Européens, des coloniaux issus du Maroc et d’Afrique du Nord. Mais il bataillait déjà plus d’un an sur la ligne de front. Le 31 août 1914, après la Belgique, où il fut missionné pour protéger la retraite après la bataille de Charleroi, le RICM était déjà totalement exsangue. Il ne comprenait plus alors que l’effectif d’un bataillon

      C’est en décembre 1914 que Joseph Le Luron comme toute la classe 1915 avait été appelé, avec onze mois d’avance, à endosser l’uniforme. A Guingamp. Le temps de se familiariser au maniement des armes  et le voici propulsé dans l’enfer de Verdun. En plein été 1916. Le fort de Vaux, la Côte 304. Les marsouins du RICM ont été à rude épreuve tout au long de ces dernières semaines. Et voici, Fleury-devant-Douaumont !

      Depuis 10 jours sur ce territoire, les marsouins sont au coude à coude avec les zouaves et les tirailleurs de la 38e division d'infanterie. Il faut faire sauter ce verrou. C’est en chantant La Marseillaise et L’Hymne de l’infanterie de marine que Joseph Marie Le Luron et ses compagnons d’arme vont monter à l’assaut d’un village qui n’est déjà plus qu’un amas de moellons. La bataille va durer jusqu’au lendemain soir, mais pour le Breton les heures sont comptées. Il meurt le samedi 19 août dans l’ambulance qui le transporte vers l’arrière. Deux jours après un autre Lézardrivien, Yves Bodiou, lui aussi incorporé dans ce régiment.

    Joseph Le Luron au royaume des Immortels ?

       

    Joseph Marie Le Luron sera inhumé dans un cimetière militaire, à une vingtaine de kilomètres de là, sur les hauteurs du village de Souhesmes Rampont. Il repose à l’ombre d’un arbre, tombe n° 450. Le corps d’Yves Bodiou n’ayant pu être identifié, son nom est venu s’ajouter à la longue liste des disparus.

      Ce qu’il reste de lui repose peut-être dans l’ossuaire de Douaumont. Plusieurs années durant on a retrouvé des corps et des ossements enfouis dans la zone autour de Verdun. Jusqu’à 500 par mois. Tous ne purent être identifiés. Au pied de la Tour des morts, haute de 46 mètres, qui surplombent l’imposante nécropole de Fleury-devant-Douaumont, sont enterrés les restes de quelque 130000 soldats français et Allemands. La nécropole rassemble quant à elle plus de 16000 corps de soldats français auxquels s’ajoute un carré musulman de 592 tombes.

      Un autre Lézardrivien, Pierre Berthou, canonnier au 101e  régiment d’artillerie lourde est enterré dans ce grand cimetière, tombe n° 4625. Il est mort un an après ses deux pays, le 31 juillet 1917, suite à des blessures par éclats d’obus. Le 31 juillet 1917 dans le bois de Lambéchamp, à Montzéville, non loin de la Côte 304 où l’a également précédé dans la mort Joseph Marie Ernot.

       Par son ampleur et l’intensité des combats qui ont été menés dans ce secteur, la bataille de Verdun a indéniablement valeur emblématique. Plus de 500000 soldats des deux camps y ont péri entre le 21 février et le 19 décembre 1916, mais elle ne peut en rien, ni ne doit faire oublier l’horreur qui a sévi durant toute cette guerre, sur le front de l’ouest comme sur le front de l’est. Plus d’un million de morts côté russe avant que les Bolchevicks, devenus maîtres de ce vaste empire, s’en viennent à signer un traité de paix avec l’Allemagne.

    Joseph Le Luron au royaume des Immortels ?

     Derrière la ligne de bataille: les convoirs de transport de matériel et de personnel, par Georges Bertin Scott de Pagnolle* (mars 1916)

      La nécropole de Souhesmes Rampont comparée à celle de Fleury-devant-Douaumont a des allures de petit cimetière de village, de par ses dimensions. Elle s’étend en bordure de l’autoroute A 4 et de la Voie Sacrée, une route ô combien stratégique qui reliait Verdun à Bar-le-Duc, sur une distance de 56 kilomètres. Cette route a été récemment rebaptisée RD1916 en référence à l’année 1916. Quelque 90000 hommes et 50000 tonnes de munitions, de ravitaillement et de matériel ont transité par cette route, chaque semaine, au cours de ce qui sera le dernier été de Joseph Le Luron. Sur cette route entretenue jour et nuit par des bataillons de « territoriaux », quelque 6000 camions ont formé une noria incessante.

     

    Joseph Le Luron au royaume des Immortels ?

     

       « C’est à deux reprises que je suis allé, en tant que chef d’équipe chirurgicale, prendre ma part et jouer mon rôle dans l’enfer de Verdun. Je laisse de côté, celle de 1917. Quand je songe à Verdun, c’est à la bataille de 1916 que vont mes plus angoissantes, mes plus douloureuses pensées.

      J’ai raconté ce que j’ai pu voir d’une des plus tragiques batailles de l’histoire, dans un livre témoignages intitulé La Vie des Martyrs et qui n’a pu paraître qu’au début de l’année 1917. J’écris ici le mot de témoignages pour bien donner à comprendre que l’invention romanesque ne joue aucun rôle dans un tel récit. La vérité seule ! Et cette vérité suffit à faire comprendre la vertu, la grandeur d’un peuple que ses adversaires considéraient volontiers comme gâté par sa légèreté naturelle, par son manque de discipline, d’un peuple qui, même dans l’excès du péril et du malheur, trouve toujours la force de se ressaisir, de prouver son droit, de reprendre son équilibre.

      On m’a demandé  souvent à quel chef militaire illustre il convenait d’attribuer ce que les chroniqueurs appellent avec raison la victoire de Verdun. Je réponds toujours, fort de mon expérience, que le vrai vainqueur de Verdun, c’est le simple soldat français. (…) J’admire les chefs qui ont fait le nécessaire pour ravitailler en armes et en nourritures cette multitude de héros presque anonymes. Toutefois, je m’en tiens à mon sentiment, et je pense, plus de quarante-trois ans après ces drames, que le vainqueur de Verdun est bien, au regard de l’Histoire, l’humble combattant français. »

      Un hommage sans ambiguïté de Georges Duhamel, alors membre de l’Académie Française. Il s’agit d’un extrait d’une préface qu’il a rédigée pour un ouvrage sur Verdun, écrit par Jacques-Henri Lefebvre et publié pour la première fois en 1960. Le titre de ce livre, édité sous le patronage de la Fédération de « Ceux de Verdun » : Verdun, la plus grande bataille de l’Histoire racontée par les survivants. Un hommage rendu par un écrivain qui, lui aussi,  a vécu l’enfer.

      Malgré ses déficiences sur le plan de la vue, Georges Duhamel aura, à partir de 1914, occupé pendant quatre ans les fonctions de médecin aide-major dans des autochir, les ambulances chirurgicales automobiles. Souvent, très souvent dans des situations souvent très exposées. A Verdun, il est alors rattaché au 1er corps d’armée. C’est le 26 février qu’il a aperçu pour la première fois la citadelle de Verdun, après avoir emprunté la Voie sacrée.

      La guerre, Georges Duhamel l’a déjà mise en mémoire avec, comme il le précisait  dans cette préface, La Vie des Martyrs, en omettant toutefois qu’un an plus tard, le 11 décembre 1918, il décrochait le Prix Goncourt avec Civilisation, autre livre témoignage sur les ravages de la guerre, prix obtenu sous le pseudonyme de Denis Thévenin, car il ne voulait pas être accusé de profiter de la guerre pour faire de la littérature.

      Le régiment de Joseph Marie Le Luron avait pour devise : Recedit immortalis certamine magno, ce qui veut dire Il revint immortel de la grande bataille. Immortel ? Georges Duhamel le deviendra, à titre honorifique. Joseph Marie Le Luron le restera-t-il ?

      En signant cette préface, Georges Duhamel montre bien qu’il ne se résolvait pas au fatalisme qui semble suinter de la plume d’un autre écrivain combattant. « On nous oubliera, le temps inexorable fera son œuvre, les soldats mourront une seconde fois » dira un jour Roland Dorgelès.

      Pour l’heure la mémoire ne s’est pas encore effacée. A Souhesmes Rampont, comme dans toutes les nécropoles, les petites croix blanches ancrent le souvenir.

    *Georges Bertin Scott de Pagnolle est un peintre illustrateur français, connu notamment pour ses dessins de la Première Guerre mondiale publiés dans L'Illustration. Correpondant de guerre, il sera peintre aux armées en 1916

    Joseph Le Luron au royaume des Immortels ?

     

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     Yves Marie Even : Sanguinis Terra à Chaulnes

     

     


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  • Joseph Guillaume Turuban : le camp, le cimetière, la nécropole

     

      Où ? Quand ? Dans quelles circonstances le fils de Guillaume Turuban et de Marie-Anne Le Goff a-t-il été fait prisonnier ? Incorporé le 7 septembre 1914, il avait rejoint, le cap de ses vingt ans tout juste franchi,  le 87e régiment d’artillerie le 17 mars 1915, une semaine jour pour jour après que ce régiment eut réussi à repousser vigoureusement les attaques allemandes sur la Côte 196, au nord de Mesnil-les-Hurlus, en Champagne. En en payant le prix fort : 11 officiers et 180 hommes tués, plus de 600 blessés et 400 disparus, la plupart tués dans de violents corps à corps.

       Sous réserve de voir émerger un document jusque là oublié, tout laisse à penser que c’est aux Eparges que Joseph Guillaume Turuban a été contraint de  lâcher son arme et de lever les bras.

       Depuis le 17 avril, le 87e se bat dans les Hauts-de-Meuse, au pied de la crête des Eparges. Comme  son pays Henri Charles Marie Cavan, décédé dans le bois de Saint-Rémy, près de Mouilly, Guillaume Joseph Marie Turuban aura crapahuté lui aussi dans la tranchée de Calonne 

      Mais a-t-il connu cette satisfaction que l’on ressent, après avoir craint le pire, d’enlever une tranchée ennemie et mettre à l’actif de son régiment plus de 500 prisonniers ?

      Si oui, a-t-il pu ressentir l’honneur que l’on peut éprouver quand est tombée la reconnaissance officielle de l’état-major, le 1er juillet, soulignant la bravoure de son régiment ?

      Etait-il encore au combat, quinze jours plus tard, quand il a fallu engager le corps à corps dans le ravin de Sonvaux ?

      A-t-il participé, de nouveau en Champagne, aux attaques de Tahure pendant le mois d’octobre ?  Ceci infirmerait notre supposition première.

      Sauf si, après avoir à nouveau passé l’hiver sur les Hauts-de-Meuse, résisté à l’ennemi sous Verdun, il s’est retrouvé aux Eparges ?

      Des questions sans réponses. Mais une certitude. C’est à Hammelburg que la guerre a pris pour lui une autre tournure.

     

     

    Joseph Guillaume Turuban : le camp, le cimetière, la nécropole

     

      Hammelburg, dans le nord-est de la Bavière, à environ 30 km au nord de Würzburg. Après être, très certainement, monté dans son wagon en gare de Metz et quarante huit heures de voyage, Guillaume Joseph Turuban découvre un petit village typique de la Franconie. Mais pour lui et ses compagnons d’infortune, c’est une autre épreuve qui s’annonce. D’emblée.

      Pendant plus d’une heure, en rang quatre par quatre, il va lui falloir gravir un chemin en lacet très pentu. Au bout de ce chemin, les fils de fer barbelé, savamment croisés et entrecroisés. Tous les vingt mètres autour de ce camp, dont il franchit la porte, une sentinelle baïonnette au canon.

      Une longue marche harassante suivie, en guise de réconfort, d’un brouet de farine d’orge, de gruau et de sciure de bois, que les déjà locataires contraints des lieux ont baptisé « polenta ». Ou, peut-être, du poisson fumé à moitié cru et un petit cube du déjà fameux pain K, le pain Kriegbrot, un mélange de froment, de seigle, de pommes de terre et de paille. 

      Ce pain K,  pain KK pour Kriegs Kartoffelbrot, sera une arme de dérision tout au long du conflit. Il est facile d’imaginer les fous rires que déclenchait alors le slogan : « Le Français mangent du pain blanc, le Allemands du pain KK ». Mais, alors qu’il découvre son nouveau lieu de résidence, il n’est pas dit que Guillaume Joseph Turuban ait le sourire aux dents.

      Logé dans une baraque  en planches, large d’une dizaine de mètres, longue de cinquante, chichement éclairée par des lucarnes minuscules, il va lui falloir cohabiter, pour un temps ô combien incertain, avec quelque 300 autres compagnons. Au premier abord, incontestablement un mieux comparé à la tranchée. Le camp regroupe une douzaine de baraques de ce type.

      Mais là aussi, couché sur une paillasse de copeaux, il va lui falloir également composer avec des rats, énormes, de la taille de petits lapins, attirés par les détritus que le coup de balai n’arrive pas à chasser. 

     Dans un rapport écrit suite à son évacuation en Suisse pour laryngite et tuberculose pulmonaire le 24 mai 1916, Charles Lewine, membre du 245e de ligne, prisonnier dans ce camp depuis la fin août 1914, raconte que "les paillasses n'étaient changées que tous les cinq à six mois, elles grouillaient de vermine. La nourriture était bonne au début, mais devint plus tard, mauvaise et insuffisante. On trouvait dans le pain de la sciure de bois et de la paille hachée. Il y a eu dans ce camp, une petite épidémie de variole".

      Combien de temps Guillaume Joseph Turuban a-t-il connu les affres de la détention ? Là encore, le mystère reste entier puisque l’on ne connaît pas la date de son arrivée au camp. Ne serait-ce que par une simple carte envoyé à sa mère, on sait qu’il n’est pas resté sans donner signe de vie à cette mère, désormais confrontée à la dureté du quotidien depuis le décès de son mari et par l’absence des aînés. Guillaume Turuban est décédé le 15 avril 1912, à l’âge de 62 ans. A cette époque, Joseph Guillaume et ses six frères, dont Yves, le grand-père de Marcel Turuban, aujourd’hui maire de la commune,  donnaient un bon coup de main à la ferme de Ker Campf, comme à Pen an Guer les frères Ernot. 

      Une seule certitude : il a été immédiatement enterré dans le cimetière près du camp, après avoir succombé le 23 mai 1916 dans le baraquement de l’hôpital de réserve d’Hammelburg. « Le prisonnier de guerre, soldat au 87e  régiment français d’infanterie, 3e  compagnie,  Guillaume Joseph Marie Turuban, cuisinier, âgé de 21 ans, de religion catholique, né à Lézardrieux, célibataire…est décédé à l’hôpital de réserve de Hammelburg, baraquement de l’hôpital MM40, à six heures un quart du matin ». C’est ce qu’indiquera le message adressé par le médecin chef, message signé Glück  Officiellement, Joseph Guillaume Turuban est décédé d’une tuberculose intestinale.

      Combien de fois Guillaume Joseph Turuban avait-t-il accompagné, lui-même,  un collègue jusque sa tombe dans le cimetière qui se trouve à deux kilomètres du camp ?

     

    Joseph Guillaume Turuban : le camp, le cimetière, la nécropole

     

      Quand un prisonnier français mourait un cortège d’une vingtaine de volontaires suivait le corbillard sur la route. Devant la tombe ouverte, l’aumônier français du camp disait les prières du mort. Au moment où le corps disparaissait, un piquet de soldats allemands, commandé par un officier qui levait l’épée, rendait les honneurs en tirant un feu de salve. « Il y avait du côté allemand un visible souci de respect et de correction militaires devant la mort d’un soldat » souligne Robert d’Harcourt (1881-1965) dans un livre où il raconte ces souvenirs de captivité et d’évasions de ce camp bavarois, livre d’où sont extraites toutes ces précisions retranscrites qui révèlent ce qu’y étaient les conditions de vie

      Docteur ès lettres, professeur à l’Institut catholique de Paris, Robert d’Harcourt  se sera évadé par deux fois. En vain. Enfin libéré, il racontera ses souvenirs dans un livre* publié dès 1919.

      Qui de lui ou de Joseph Guillaume Turuban a assisté à l’arrivée de l’autre ? Incorporé dans la 21e compagnie du 325e régiment d’infanterie, Robert d’Harcourt a été fait prisonnier à la fin février 1915 et transféré de l’hôpital Saint-Clément de Metz vers Hammelburg au tout début du mois d’août. Une seule certitude, leurs destins se sont croisés. Il n’est donc pas impossible que le futur académicien ait fait partie de la poignée de volontaires qui ont suivi le corbillard portant le corps de Joseph Guillaume Turuban. Le 11 juin 1916, deux semaines après l’enterrement, Robert d’Harcourt s’évadait. Il sera repris et passera un second séjour.à Hammelburg, d’où il s’échappera à nouveau, pour être repris puis transféré, cette fois, dans un autre lieu de détention.

      Autres questions sans réponse précise : depuis quand Joseph Guillaume Turuban repose-t-il dans la nécropole nationale des prisonniers de Sarrebourg ? Quand a-t-il quitté le petit cimetière du camp parsemé de croix en bois noir où le nom du défunt et le n° de son régiment de son régiment en lettres de blanches, suivies de la mention : « Mort pour la France » ?

      « Mort pour la France ! Oui ils étaient bien morts pour la France ceux que les blessures mal soignées ou l’épuisement de la captivité avaient conduits là, dans cet obscur coin de terre bavaroise ( ;;;) Ils avaient longtemps lutté. Bien des jours de suite, dans le lazaret ennemi qui avait abrité leur déclin, ils s’étaient retournés fiévreux sur leur lit contre la muraille, sans parler au voisin, en pensant obstinément à la France, avec le tenace espoir des condamnés : pouvoir tenir encore un peu, un tout petit peu, jusqu’à cette paix qui n’était plus qu’une question de jours, de semaines ; revenir mourir chez eux ! Oh ! Vivre seulement jusqu’à cette minute-là ! »

     

    Joseph Guillaume Turuban : le camp, le cimetière, la nécropole

    Dessin Jean-Pierre Laurens (1875-1932)

     

      Le témoignage de Robert d’Harcourt, hormis ceux de prisonniers n’ayant pas sa notoriété, est l’un des rares livres  qui ont été écrits sur le sort des prisonniers de la Grande Guerre. Dix ans plus tard, Georges Cahen Salvador (1875-1963), alors membre du Conseil d’Etat, publiera  Les prisonniers de guerre (1914-1919). Il présidait la commission des prisonniers de guerre à la conférence de la paix en 1919. Mais il faudra attendre la fin du XXe siècle pour que d’autres écrivains historiens s’emparent du sujet.

     

    Joseph Guillaume Turuban : le camp, le cimetière, la nécropole

      A quand remonte l’arrivée, dans cette ville de Moselle, du convoi transportant tous les corps des prisonniers ?

      Créée en 1922, la nécropole de Sarrebourg est le seul cimetière de prisonniers français de la guerre 14 18 décédés en Allemagne. ; Au lieu dit « Hasenweide », face à la ligne bleue des Vosges, 13298 soldats reposent côte à côte. Emergeant de cette forêt de croix et de stèles blanches, une sculpture en granit, Le géant enchaîné, une œuvre réalisée par trois prisonniers du camp de  Graffenwohr,  autre camp bavarois, les architectes Gillon et Perrin et le sculpteur Freddy Stoll. Le ciseau de l’artiste en a tiré un gladiateur puissant qui sent sa force momentanément vaincue, mais non brisée, et qu’animent le désir et l’espoir de la revanche.

      Pour Joseph Guillaume Turuban il n’y a plus de désir ni d’espoir.

     

    Joseph Guillaume Turuban : le camp, le cimetière, la nécropole

     

      *Souvenirs dr czptivité et dévasions 1915-1918.  Robert d’Harcourt a été élu à l’Académie française le 14 février 1946. Il s’est vu attribuer le fauteuil 14, celui du maréchal Louis Franchet d’Espérey. Sa connaissance de l'Allemagne l'amène à dénoncer dès 1933 le caractère néfaste du régime nazi dans de nombreux articles. En 1936, il publie l'Évangile de la force, son ouvrage le plus célèbre, dans lequel il s'élève notamment contre l'embrigadement des jeunes Allemands au sein des mouvements nazis et il souligne l'incompatibilité radicale entre l'idéologie raciste nazie et le christianisme. Germaniste émérite, il publia plusieurs études sur Schiller et Goethe 

     *Jean Pierre Laurens (1875-1932), a été fait prisonnier en septembre 1914, à Rocquigny, près de Péronne. Il est alors transféré au camp de Wittenberg, au sud de Berlin

     

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  •   Cote 304, le Mort-Homme, au sortir de l’hiver 1915 1916, ces collines qui se dressent, telles des remparts, sur la rive gauche de la Meuse, en Argonne, à une vingtaine de kilomètres à l’ouest de Verdun, vont être le théâtre de combats ô combien meurtriers. Obnubilé par le souci d’obtenir l’accord de son homologue britannique, le général Haig, pour mener une vaste offensive dans la Somme, Joseph Joffre, le commandant en chef des armées françaises a quelque peu baissé sa garde sur le front Est, malgré les avertissements de ses généraux en poste à Verdun. Joffre et son état-major n’ont qu’un seul mot en bouche : l’offensive.

    Joseph Marie Ernot au bout du chemin du sacrifice

       Au lendemain de la guerre de 1870, sur cette zone désormais frontière, trente huit forts ont été construits autour de Verdun. Alors que s’engageait la Première guerre mondiale, celui de Douaumont venait tout juste d’être inauguré.  Le mercredi 2 février, il va ainsi tomber comme un fruit mûr aux mains de l’ennemi.

       Du côté allemand, il ne faut plus tergiverser Il faut, sans tarder, terrasser une fois pour toute l’armée française, ne serait-ce que pour espérer convaincre les Britanniques de leur intérêt à composer. Une percée sur cette ligne de front s’impose donc aux yeux du Prussien Erich von Falkenhayn, le chef d’état-major. Un déluge de fer et de feu va alors s’abattre sur toute la région dans les alentours de Verdun.

    Joseph Marie Ernot au bout du chemin du sacrifice

     

       Le lundi 6 mars dernier, l’infanterie allemande s’est lancée à l’assaut des deux collines jumelles séparées par un petit cours d’eau, le ruisseau de Montzéville. Ces mamelons  s’élèvent, à quelque trois cents mètres d’altitude, au nord de la commune Esnes-en-Argonne. C’est à la fois peu, mais c’est pas à pas qu’il va falloir gagner du terrain. Il faudra deux mois aux Allemands pour arriver à abattre toute résistance, le 25 février, le général Pétain aura  été entretemps chargé de réorganiser la défense sur tout ce segment du front. Il était temps !

       Une guerre d’usure s’engage alors. Pas question pour les Français d’en rester là. Un carnage au quotidien. Des deux côtés, on a peine à dénombrer les victimes. Les cadavres jonchent les pentes de ces collines soudainement orphelines de leurs forêts et  boursouflées de cratères. De part et d’autres, les artiflots n’ont eu de cesse de pilonner depuis le début de l’offensive. Peut-on encore parler de tranchées tant le terrain est ravagé ?

       Ce samedi 6 mai, Joseph Marie Ernot et ses compagnons d’arme ont reçu l’ordre d’attaquer sur le flanc nord-est de la Cote 304, une petite colline au nord-ouest de Verdun. Sa position à l’ouest et son altitude lui confère une position idéale pour observer le champ de bataille de Verdun, la vallée d’Esne au sud, les villages de Malancourt et Hautcourt au nord. Elle est surtout une position de tir stratégique pour contrôler les combats se déroulant sur le Mort Homme, de l’autre côté du ruisseau de Montzéville, Le Mort Homme, un nom prophétiquement évocateur puisque ce lieu est ainsi appelé depuis longtemps,

      Depuis plusieurs jours, Joseph Ernot et ses compagnons souffrent du manque de nourriture. Les cantines sont à l’arrière mais le marmitage incessant empêche tout ravitaillement. Le 77e régiment d’infanterie est venu renforcer le 68e régiment d’infanterie. Ces deux régiments font partie de la 17e division d’infanterie du 9e corps d’armée.

      Ce jour là, le soleil brille à nouveau après une longue quinzaine de pluie, mais les crêtes sont toujours et en permanence plongées dans un nuage de fumée et de poussière. Une à une les tranchées occupées par les Allemands vont être reprises. Mais pour  Joseph Marie Ernot, de la 36e  brigade d’infanterie, tout s’arrête là.

     

    Joseph Marie Ernot au bout du chemin du sacrifice

    Verdun,tableau de guerre interprété, projections colorées noires, bleues et rouges, terrains dévastés, nuée de gaz (1917). Huile sur toile de Félix Valotton (1865-1925). Musée de l'Armée, Paris.

     

      De la Belgique à la Meuse, la mort n’a eu de cesse de lui tourner autour. Lui aussi, comme ses frères Yves et Hippolyte, déjà morts au combat, a connu les affres de la retraite. La Belgique, les Ardennes, la Marne, les Flandres, l’Artois, que de souvenirs suintant l’angoisse. Il n’est pas encore midi quand la peur le quitte à tout jamais.

       Le malheur vient de s’abattre à nouveau sur la famille Ernot. C’est le troisième fils que la guerre a dévoré. Guillaume le père n’aura pas eu à l’apprendre. Il est décédé le 8 novembre dernier. Trois autres fils sont encore sous la menace. A la ferme, Rosalie, leur mère , et leurs quatre sœurs, l’angoisse de vit également au quotidien.

       « On distribua les brassards blancs. Les chefs de section procédèrent à l’appel. Le Vicaire ordonna l’alignement dans les rangs. « Que leur dire ? Les tromper en ne leur révélant pas encore de quoi il en retourne ? » Il regardait ses hommes tout en repliant quelques cartes d’état-major. « Que vous importe de connaître la situation dans son ensemble ? Ce que vous devez savoir, n’a rien à voir  avec elle. Vous devez mourir ! Verser votre sang, ce sang qui réchauffe nos artères. Nous devons mourir ! Voilà la sentence que je suis tenu de vous annoncer. Il n’est pas facile d’ordonner à un si grand nombre de jeunes gars : meurs ! Pourquoi ? me demanderez-vous ; Que répondre ? Devrai-je affirmer comme un général : « Verdun rachètera votre jeune sang versé » ? Un morceau de terre, une citadelle !  Qui serait prêt à en jurer ! Non, parlons avec franchise. Rouge ou bleue, la stratégie élaborée à partir des cartes ne nous concerne pas. Notre devoir est  simple. Très simple. A  l’idée de vous l’expliquer, j’en ai la gorge serrée. Troupe d’assaut ! Faut-il ajouter autre chose ? Troupe d’assaut ! » Il boucla son ceinturon et se dirigea vers la porte. ‘Est-ce que je fais bien ? Ne rendrais-je pas un meilleur service à beaucoup d’entre vous si je taisais la fin ? La Faucheuse ne vous l’annoncera-t-elle pas assez tôt ? 

       C’est peut-être ce genre de message qu’aura entendu Joseph Ernot avant de rencontrer à son tour la Faucheuse. Comment exhorter les hommes à sortir des tranchées ? Un dilemme permanent pour ceux qui conservant, au fond d’eux-mêmes, le doute et la compassion, ont la charge de les mener au combat. Mais ces lignes sont extraites d’un livre qui fera sensation quand il paraîtra en 1919. Elles sont de la main d’un officier allemand, descendant d’une lignée de militaires prussiens. Son grand père s’était  couvert de gloire lors de la bataille de Iéna en 1806. Son père était général. C’est donc très naturellement que Fritz von Unruh fut poussé vers une carrière militaire.

       Officier, il va participer à l’invasion de la Belgique et de la France dans un régiment de uhlans, dont la terrible réputation va très vite se répandre. Et pourtant sous l’armure perce déjà l’âme du poète, de l’écrivain. Le chemin du sacrifice. C’est sous ce titre que Fritz von Unruh va, à 34 ans, publier ses mémoires. Ou plutôt, s’agissant d’un poème lyrique, une ode à la prise de conscience. A travers la Grande Guerre et tout particulièrement la bataille de Verdun, Fritz von Unruh laisse percer l’espoir qu’au bout de ce chemin de l’horreur va renaître la paix et la démocratie.

       Comme pour le Mort-Homme, crête voisine, les combats de la cote 304 vont perdurer plus d’un an. Elle ne sera reprise qu’à l’issue d’une offensive le 20 août 1917, mais la rive gauche de la Meuse ne sera totalement reconquise qu’en septembre 1918.

    Joseph Marie Ernot au bout du chemin du sacrifice

     

    Au sommet de la Cote 304 se dresse un monument élevé à la mémoire des unités ayant combattus dans le secteur. Il a été inauguré le 17 juin 1934 par Philippe Pétain, depuis lors élevé à la distinction de maréchal. Le nom de la 17e division d’infanterie est gravé dans la pierre. Le décès de Joseph Marie Ernot sera acté le 26 février 1917 en mairie de Lézardrieux mais on n’a pas retrouvé trace du matricule 1707.

       Sur la hauteur du Mort-Homme s’élève un autre monument à la gloire des combattants. Le Squelette, une sculpture de Jacques Florent-Meurice. Une sculpture monumentale qui honore tout particulièrement les hommes de la 39e division d’infanterie. Se dégageant de son suaire, le squelette du soldat se dresse sur un socle où est gravé son cri : « Ils n’ont pas passé ».

     

    Joseph Marie Ernot au bout du chemin du sacrifice

    Un autre lieu, situé non loin de là porte le témoignage  de ces temps douloureux, le village « mort pour la France » de Cumières. Avant que ne s’abatte sur lui une pluie de fer et de feu, Cumières était un village essentiellement agricole, en lisière de forêt. Tout comme à Kermouster, les laboureurs propriétaires ou fermiers avaient tous un domestique. De ce passé il ne reste plus rien, si ce n’est une stèle perdue à l'orée d’une forêt qui a, depuis lors, recouvré ses droits

     

    Joseph Marie Ernot au bout du chemin du sacrifice

     

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    Joseph Guillaume Turuban : le camp, le cimetière, la nécropole 

     

     


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  •   Mars 1916. Les nouvelles sont toujours aussi désespérantes, d’où qu’elles viennent. On sait tout particulièrement ici que le sort de la bataille se joue aussi sur mer. La Presqu’île sauvage est une pourvoyeuse de marins. Ella en a déjà payé le prix. Le 26 février dernier, le torpillage en Méditerranée du Provence II, un ancien paquebot transformé en transport de troupes, a, à nouveau jeté l’émoi. Le navire transportait 1700 soldats vers Salonique. Il a été coulé par le sous-marin allemand U 35. Charles Berthou, matelot chauffeur de 2ème classe, 33ans, de Pleublian est au nombre des victimes.

      Il y a tout juste un an Le Bouvet, le 18 mars, heurtait une mine dans le détroit des Dardanelles. Le 27 avril, le croiseur cuirassé Léon Gambetta, sombrait après avoir été torpillé en Adriatique. Parmi les victimes du Léon Gambetta, deux Lézardriviens, Louis Drogo et François Marie Petibon, et le matelot pleubianais Albert Saint-Jalmes. La guerre pour le contrôle des Dardanelles, qui vient tout juste de s’achever, s’est révélée être un échec cuisant pour les flottes de la Triple entente. Une onde de choc.

     Un profond traumatisme. D’autant plus mal vécu que l’on pressent le pire depuis que l’Allemagne a jeté toutes ses forces sur le front de l’est avec Verdun-sur-Meuse pour cœur de cible. « Gericht ! » C’est ainsi que l’opération a été baptisée. En langage courant cela veut dire « lieu d’exécution ».

     Si la bataille qui se noue autour de cette place forte que constitue Verdun retient bien évidemment l’attention, nul n’oublie qu’il faut partout ailleurs résister à la pression ennemie. 

     

    La lettre d’adieu de François Marie Félicien Le Mevel

    L'église de Souain en silhouette (1917), huile sur toile de Félix Valotton (1865-1925). Natinoal Gallery of Art, Washington (USA)

     

      Mars 1916.  Les combats sont, à nouveau, violents et meurtriers à l’est de la ligne allant de Reims  à Châlons sur Marne, un secteur où sont déjà tombés Louis Marie Lahaye et Yves Marie Le Cleuziat. François Marie Félicien Le Mevel, 34 ans, est, à son tour, face à l’ennemi dans les parages de Souain, à l’est de la ferme Navarin. Depuis le 15 novembre dernier, le 294e régiment d’infanterie occupe des tranchées au nord de ce village déjà fortement ravagé par le marmitage des artilleurs allemands et français.

    La lettre d’adieu de François Marie Félicien Le Mevel

    La tanchée. Georges Victor-Hugo (1868-1925)*. Coll.La Contemporaine

      Pendant l’hiver, le mauvais temps a pesé sur le moral des troupes. Aucun engagement d’infanterie n’a été effectué  jusqu’en février. Mais il aura fallu sans cesse veiller à maintenir la protection des tranchées, entre le parapet et le parados qui protège des obus tombés derrière. Remettre en place ici des sacs de sable, là du grillage ou des planches. Réparer, tant faire se peut, le caillebotis, pour éviter de piétiner dans la boue. Un travail harassant, effectué sous une constante menace, l’arme à portée de la main. S’ajoute à cela, les rats et les poux qui pullulent dans ces boyaux de grande souffrance. L’artillerie, de part et d’autre, a, quant à elle, sans cesse, fait tonner le canon.

      « Il allait dans la tranchée, dans les boyaux, faisant rouler les douilles de balles, suivant au hasard l’étonnant dédale de ces lignes avancées, où l’on marche dix minutes sans rencontrer un vivant. La mauvaise volonté des hommes, outrés que la relève pût trouver propre ce qu’eux-mêmes avaient trouvé sale, la monstrueuse insouciance qui toujours leur fit préférer le péril à la peine d’organiser des abris, auraient fait de ces défenses d’affreux coupe-gorge si l’ennemi n’avait pas eu un égal désir de donner tout son sens au nom qui désigne ces lieux : secteur de repos. »

      Durant les premières années de la guerre, Henry de Montherlant est affecté au service auxiliaire. En février 1918, il se porte  volontaire pour être versé dans un régiment d'infanterie de première ligne, le 360e. Parti au front pour mourir, il en revient grièvement blessé, par sept éclats d'obus dans les reins, dont un seul put être extrait. En 1919, il deviendra  secrétaire général de l'Œuvre de l'ossuaire de Douaumont. Trois ans plus tard, il publiera son premier roman, Le Songe, dont sont extraites ces lignes décrivant les tranchées. 

      Le 26 février, les Allemands  se sont emparés de la ferme de Navarin. Le 294e RI va recevoir alors pour mission de s’emparer des tranchées des Tantes, creusées sur une ligne de crête d’est en ouest, dite Epine de Védegrange.

      L’opération a lieu le 15 mars. Avec un objectif : enlever le « Bec de Canard » et le bois 372. Deux bataillons de chasseurs des 294e RI et du 67e RI vont simultanément partir à l’assaut. Depuis cinq heures, l’artillerie n’a eu de cesse de pilonner les lignes ennemies, pilonnage qui a aussitôt déclanché la riposte de l’artillerie allemande.

    La lettre d’adieu de François Marie Félicien Le Mevel

    Sortie de tranchée pour l'attaque (1916). Georges-Victor-Hugo (1868-1925)*. Coll. La Contemporaine.

      Il est un peu plus de midi quand les compagnies d’assaut réussissent à faire tomber une première ligne. Mais les pertes sont importantes. Et le pire est à venir car la contre-attaque va être virulente. La tranchée conquise est reprise. L’attaque a échoué. Pour François Marie Félicien Le Mével la guerre s’est arrêtée nette, après vingt mois de combat. Il avait 33 ans. Il laisse derrière lui une veuve et deux enfants, qui seront déclarés pupilles de la Nation, comme tant d’autres après le guerre

      Lundi 13 mars, soit deux jours avant sa mort, François Marie Félicien Le Mével avait la tête ailleurs. Il pensait à sa famille. Il lui fallait écrire une lettre. Comme pour se débarrasser d’un mauvais pressentiment. En pays bretonnant, la mort est souvent associée à l’Ankou, un personnage de premier plan dans la mythologie bretonne. C’est lui qui vient vous annoncer votre mort prochaine. Pour nombre de soldats ne sachant guère lire et écrire le Français, la tradition orale et les contes pèsent sur l’entendement. Est-ce le cas pour ce Trégorrois qui maîtrise parfaitement le Français ? Nul ne saurait le dire, mais il n’est pas faux de penser que l’ombre de l’Ankou aura pesé chaque jour sur ces compagnies et bataillons venus de basse-Bretagne. 

      « Dans ou deux trois jours, écrira François Marie Félicien, je suis sûr d'être dans le royaume des songes ou dans un hôpital quelconque car on va partir ce soir ou demain pour attaquer et je suis dans le nombre (...) mais ne te fais pas de bile (...) tu auras une petite ressource du gouvernement et fait comme tu le fais maintenant. Soigne bien nos enfants et songe à moi de temps en temps (...) Voilà mes dernières volontés. Je te dis Adieu et on se verra dans l'autre monde (...) Si dans une dizaine de jours tu n'as pas de mes nouvelles, tu sauras que je serai dans l'autre monde. » 

      Pour son épouse, les jours qui suivront la réception de cette lettre seront des plus éprouvants. Avoir des nouvelles du front, c’est reprendre l’espoir de revoir un jour celui qu’on aime. Le courrier est aussi nécessaire que le manger et boire.

      Le manger et le boire. Depuis le déclenchement de la guerre, c’est une préoccupation quotidienne. Surtout pour tous les braves qui affrontent la mort à chaque heure du jour. Alors qu’assis au fond de sa tranchée François Marie Félicien Le Mevel couche ce qui sera ses dernières volontés, l’Ouest Eclair de ce 13 mars 1916 souligne encore les difficultés auxquelles sont confrontées les cultivateurs d’ici. Depuis le début de la guerre, comme  tous les collègues de Bretagne nord, il leur faut faire face à un manque cruel de main d’œuvre qualifiée. Ce n’est pas la décision que vient de prendre le ministre en charge des questions se rapportant à l’agriculture qui vont y remédier. Le ministre envisage d’accorder des permissions aux chefs d’exploitation qui sont sur le front afin d’assurer le travail dans les champs, dans les mois qui viennent. Une mesure de bon sens, mais qui ne règlera pas le problème d’autant plus que tous les cultivateurs qui ont été réquisitionnés dans les usines qui fabriquent des munitions devront rester à leur poste. Question de priorités !

      Depuis le déclenchement de la guerre, bien qu’éloignée des terres de grande douleur, la paysannerie souffre. Lors de la  dernière offensive en Champagne, il a été impossible de pouvoir vendre la production de pommes de terre, huit jours durant, faute de wagons. Le transport par voie ferrée n’a eu de cesse de connaître des hauts et des bas. D’autant plus qu’il a fallu faire face à la fermeture de certains marchés. Celui de l’Allemagne bien évidemment mais aussi ceux de Hollande et de Belgique. Même avec l’Angleterre, le trafic s’est fortement réduit. Faute de trouver des navires vapeurs en nombre et en tonnage suffisants. La guerre est, là aussi, à portée de jumelles.

     

      *Petit-fils de Victor Hugo, Georges Victor-Hugo (1868-1925) est écrivain mais aussi peintre et dessinateur. Bien qu’ayant effectué son service dans la marine, il est affecté, en 1915, dans un premier temps à la censure à Paris, puis comme agent de liaison au 171e régiment d’infanterie. On le trouve dans la région du Bois des Chevaliers dans les Hauts-de-Meuse, puis en Champagne au moment de l’offensive de septembre 1915. Il participe aux combats autour de la ferme Navarin, et obtient une citation à cette occasion mais est contraint de quitter le front pour raisons de santé en 1916.

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  •   « On a traversé le village. La longue troupe s’est frottée contre les murs. Elle a regardé les granges, les étables avec la paille mais, là-bas, loin dans les champs, la tête du troupeau tire et entraîne tout.

      Voilà encore des champs, des champs, des coteaux et des bois.

      Vers le midi, on a traversé un grand camp de convois de ravitaillement. Toute l’eau lente des convois venait s’y lover en tourbillons, y dormait en bouillonnant lentement avec des bruits de harnais et de ferraille. Puis, on a marché sur des routes au milieu des canons et des voitures, avec de la boue sur les mains et sur la figure, et, dans la tête, l’amertume et l’aigreur du sang. »

       S’il en avait eu le temps, tout laisse supposer qu’Yves Marie Le Cleuziat eut apprécié de lire ces lignes extraites du roman Le grand troupeau de Jean Giono. La métaphore parle d’elle-même. Comment qualifier autrement ces longues files d’hommes  harassés, couverts de boue, le regard éteint par l’angoisse, ne marchant plus au pas comme pour une parade, mais toujours aux aguets, prêts même à se retourner pour faire face à l’ennemi qui semble quant à lui porté par le vent glorieux de la victoire.

       Il se serait également retrouvé dans cet extrait du roman Les croix de bois de Roland Dorgelès, un autre livre qui fait référence à la matière.

       « Le régiment s’ébranla. En tête, la musique jouait la marche du régiment, et, à la reprise victorieuse des clairons, il me sembla que les dos se redressaient.

       Le départ avait été pesant, mais, déjà, la cadence se faisait plus nette, et les pieds talonnaient la route d’un rythme régulier. C’étaient des mannequins de boue qui défilaient, godillots de boue, cuissards de boue, capotes de boue, et les bidons pareils à de gros blocs d’argile.

      Pas un des blessés n’avaient quitté les rangs, mais ils n’étaient pas plus blêmes, pas plus épuisés que les autres. Tous avaient sous le casque les mêmes traits d’épouvante : un défilé de revenants. »

     

     Yves Marie Le Cleuziat empoisonné par les gaz

     Georgees Bertin Scott (1873-1943) 

      Engagé volontaire dès le début de la Guerre, dans le 74e régiment d’infanterie, Roland Dorgelès aura également mené combat au début de l’année 1915 en Champagne, dans le secteur de Mesnil-les-Hurlus. Les Croix de bois a été publié dès 1919. Giono aura commencé à écrire son roman en 1929. Il sera publié en 1931

      Si l’écrivain de Manosque, qui sera lui légèrement gazé en 1918, et Roland Dorgelès ont survécu à l’enfer, le marin du Trégor y a laissé sa vie.  Car c’est en tant que marin que le fils aîné d’Yves Marie Le Cleuziat et de Marie Louise Le Minter avait embrassé la carrière militaire.

       Pour l’inscrit maritime du quartier de Paimpol, ce sera d’abord quatre ans de service au 2e dépôt des équipages de la flotte, à Brest, d’avril 1900 à septembre 1904. En 1910, l’ancien matelot, alors âgé de 30 ans, sera versé à l’armée de terre. Entre-temps il aura été affecté dans la Compagnie des chemins de fer de l’Etat. A cette époque, on est loin de penser que le train va être amené, dans peu de temps, à jouer un rôle stratégique. Mais, face aux difficultés rencontrées par les différentes sociétés qui se partagent le réseau existant, l’Etat a décidé d’en devenir pour partie propriétaire. Le 1er novembre 1908, il rachetait la Compagnie des  chemins de fer d’ l’Ouest et les gares parisiennes et c’est à Paris que Yves Marie Le Cleuziat a été affecté. Il y a trouvé l’âme sœur. Le 5 septembre 1910 il épousait Marie Yvonne Jouan à Saint-Denis.

     Yves Marie Le Cleuziat empoisonné par les gaz

     

      A peine venait-il d’être révoqué, Yves Marie Le Cleuziat recevait son ordre de mobilisation. Le 31 mai 1915, il incorporait le 248e régiment d’Infanterie. Il s’est éteint le 3 novembre 1915 à l’hôpital militaire du camp de Châlons, situé à Mourmelon.

      Six ans après Le grand troupeau, Jean Giono, l’ancien 2e classe du 140e régiment d’infanterie, démobilisé en 1919,  écrira dans Refus d’obéissance :

      «  Je ne peux pas oublier la guerre. Je le voudrais. Je passe des fois deux jours ou trois sans y penser et brusquement, je la revois, je la sens, je l'entends, je la subis encore. Et j'ai peur. Ce soir est la fin d'un beau jour de juillet. La plaine sous moi est devenue toute rousse. On va couper les blés. L'air, le ciel, la terre sont immobiles et calmes. Vingt ans ont passé. Et depuis vingt ans, malgré la vie, les douleurs et les bonheurs, je ne me suis pas lavé de la guerre. L'horreur de ces quatre ans est toujours en moi. Je porte la marque. Tous les survivants portent la marquent ».

      L’horreur, Yves Marie Le Cleuziat l’aura affrontée cinq mois durant. Son régiment n’aura eu de cesse de contenir l’ennemi dans sa longue transhumance sur cette terre de Champagne qui n’est plus que désolation. Le Champagne n’y coule plus à flot comme à la Belle Epoque. Reims, la ville des sacres est sous la botte allemande.

      Après avoir combattu dans les tranchées de Souain, tout comme l’a fait à la même époque Jean Giono, Yves Le Cleuziat défend son pays et sa peau aux environs de Mourmelon-le-Petit. Au lieu dit La Source, il va être gravement affecté lors d’une attaque ennemie par les gaz. Deux semaines de soins à l’arrière du front, mais la grande faucheuse a fini par avoir le dessus.

      Les gaz ! Le 22 avril de cette année 1915 est une date qui a fortement marqué les esprits. Pour la première fois depuis le début des hostilités, l’armée allemande a utilisé des gaz à Ypres. D’autres gars du pays vont en mourir, trois Lézardriviens du 73e régiment d’infanterie territoriale, Jean Marie Lasbleiz, Edouard Le Flem et Yves Marie Le Thomas. Pierre Marie Garel, un Kermoustérien de cœur, s’en est sorti ce jour là.

     

     Yves Marie Le Cleuziat empoisonné par les gaz

     Premiers masques (1915) par Georges Bertin Scott (1873-1943)

      Depuis le 14 octobre 1914, Pierre Marie Garel et le 73e régiment d’infanterie territoriale ont pris pied en Belgique, dans les Flandres. Ils combattent dans la région Boezinge-Langemark, dans le nord d’Ypres. Soudain, en fin d’après-midi ce jeudi 22 avril 1915, ils voient venir vers eux, poussé par le vent d’étranges vapeurs jaunes.

      Devant une commission d’enquête, quelques semaines plus tard, le lieutenant Jules-Henri Guntzberger, commandant de la 2e compagnie de ce régiment donnera sa version des faits.

      « Le nuage s’avançait vers nous, poussé par le vent. Presque aussitôt, nous avons été littéralement suffoqués (…) et nous avons ressenti les malaises suivants : picotements très violents à la gorge et aux yeux, battements aux tempes, gêne respiratoire et toux irrésistible. J’ai vu, à ce moment, plusieurs de nos hommes tomber, quelques-uns se relever, reprendre la marche, retomber, et, de chute en chute, arriver enfin à la seconde ligne, en arrière du canal, où nous nous sommes arrêtés. Là les soldats se sont affalés et n’ont cessé de tousser et de vomir »

      Sur un front de six kilomètres, l’armée allemande, au mépris des engagements internationaux des conventions de La Haye, signées en 1899 et 1907, avait ouvert des réservoirs remplis de plus de 150 tonnes de chlore sous pression. Selon les bilans, près de 15000 hommes ont été intoxiqués et plus d’un millier ont perdu la vie. Une date sombre qui est restée dans l’histoire. Mais on n’en restera pas là.

      Les Allemands vont remplacer le chlore par du phosgène, plus toxique, incolore et inodore. Ce sera le tristement célèbre gaz moutarde ou ypérite, qui sera répandu pour la première fois en 1917, à nouveau  à Ypres.

      Sous la croix n° 2353, Yves Marie Le Cleuziat a été enterré dans la nécropole de Mourmelon-le-Grand. Le corps de son camarade de régiment Jean-Baptiste Le Chevanton, un Pleubaniais de 36 ans, décédé dans le même secteur, pour les mêmes raisons, sera, quant à lui, restitué à la famille. Il repose dans le cimetière communal.

     

     Yves Marie Le Cleuziat empoisonné par les gaz

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