•   La grippe ! Dite, espagnole ! Parce que l’Espagne, pays neutre pendant la guerre, ne cacha pas l’extrême dangerosité d’un virus qui venait de faire sa mutation aux Etats-Unis, à l’orée de l’automne de 1918. Dès la fin de l’été, les cas mortels se sont multipliés dans la région de Boston. Le virus va, dès lors,  lui aussi entrer en guerre. En conquérant impitoyable. Est-ce ce virus qui a frappé Joseph Marie Le Briand, matelot de la division de patrouilles en Manche de Lézardrieux ? Il s’est éteint le 3 septembre à l’hôpital de Brest. Officiellement, suite à une grippe.

       Depuis presque un an déjà, depuis le 12 novembre 1917, le port de Brest, comme celui de Saint-Nazaire, est devenu une tête de pont pour l’armée américaine. L’entrée en guerre des Etats-Unis remonte au 6 avril de cette année. Un vaste camp militaire a été installé, pour les boys, à Pontanezen, un camp pouvant accueillir à lui seul 110000 hommes. A chaque voyage, le SS Léviathan, alors considéré comme le plus grand steamer du monde, aura débarqué quelque 10000 soldats Un renfort qui va incontestablement peser sur l’issue du conflit. Mais le  8 octobre 1918, on recensait alors dans ce seul camp de Pontanézen, 12000 malades et le décès de 250 soldats en une seule journée. On comptabilisera plus de 1000 morts en France, durant cette première semaine d’octobre.

     

    François Le Mevel : comme Apollinaire et des millions de grippés

     Affiche illustrée par Charles Saunier (1917)

       

       Le virus ne fait pas le tri entre les militaires et les civils. Il se propage irrésistiblement, ajoutant des morts aux morts. Mais pas question en France d’ajouter de l’angoisse à l’angoisse. La victoire n’est pas encore acquise. La censure veille encore. Les grands journaux se sont mis au diapason. Il faut préserver le moral de ceux qui sont au front. Même si, déjà, on enregistre les premiers signes de la débandade dans le camp des adversaires.

      Le 29 septembre, les Bulgares, épuisés et vaincus, ont jeté l’éponge. Ils ont signé le premier armistice, à Thessalonique. C’est le général français Louis Franchet d’Espérey qui a eu l’honneur d’y représenter les forces de la Triple Entente.

       Deux jours après les Bulgares, ce sont les Turcs qui ont apposé leur signature sur le document annonçant l’armistice. A nouveau en Grèce, sur l’île de Lenmos, en mer Egée. Les Alliés ont aussitôt franchi le Bosphore et occupent Constantinople.

       Le 3 novembre, c’est le grand allié de l’Allemagne, l’Autriche Hongrie, qui s’incline à son tour. Elle appelle à cesser le combat immédiatement. La signature de ce nouvel armistice se fera dans une villa, la Villa Guisti, alors siège de l’état-major italien, dans le faubourg de Padoue.

      Mais l’armistice aura véritablement eu le goût de la victoire, huit jours après . La France tenait enfin sa revanche. Un armistice, c'est un vainqueur et un vaincu. Le 26 janvier 1871, la France se rangeait aux conditions de l'armée prussienne. Par le traité de Francfort, du 10 mai 1971, l'Alsace et une partie de la Lorraine tombaient dans l'escarcelle du vainqueur. Ce 11 novembre 1918, l'affront vient d'être lavé.

       Dans un wagon à Rethondes, en lisière d’une futaie de la forêt de Compiègne, après six jours d’âpres tergiversations, les chefs militaires allemands ont fini par se rendre au principe de réalité. Ils ne sont plus en mesure de continuer le combat. Même à Berlin, ce sont des exclamations de joie qui vont accueillir la nouvelle.

       Enfin une bonne, très bonne nouvelle. Mais comme le fera remarquer, au soir de cette journée historique, le Président du Conseil Georges Clemenceau au général Mordacq, chef de son cabinet militaire : « Nous avons gagné la guerre et non sans peine. Maintenant il va falloir gagner la paix, et ce sera peut-être plus difficile ».

      Celui qu'on appelait ‘Le Tigre »  va dès lors être surnommé « Père  la Victoire ». Il fera, ce jour là, preuve de lucidité. Mais cette lucidité ne va pas tarder à lui faire défaut puisqu' il va aussitôt engager l’armée et la marine françaises dans un nouveau combat. Clémenceau décide de soutenir les Russes « blancs » qui se battent contre les Bolcheviks, lesquels ont déjà largement la main mise sur l'empire du Tsar. Ce sera l’échec, ponctué par une mutinerie d’une partie des marins en Mer Noire. A l’hostilité de la population russe est venue s’ajouter la lassitude des équipages. L’impréparation de cette bataille, engagée, qui plus est, sans concertation avec les Alliés, a fait le reste. Les marins les plus politisés seront à la manœuvre, convaincus, quant à eux,  du bien fondé  des idées des révolutionnaires russes. A l’heure de l’armistice un monde nouveau est en pleine gestation.

      Mais cet épisode qui va marquer l’histoire de la Marine  n’aura en rien concerné François Le Mével. Le  marin du cuirassé Paris est la dernière victime de la Grande Guerre ayant Kermouster pour port d’attache.

      Vendredi 14 févier 1919. Alors qu’à Paris la Conférence de la Paix vient d’accoucher d’un texte finalisant le projet de création d’une Société des Nations, François Le Mevel, fils de Jean René Le Mevel, gardien de phare* et de Jenny Le Roy,  rend le dernier soupir dans un hôpital de Croatie, à Pula. Victime à son tour de la pandémie. La grippe se fiche des frontières. Il y a un mois, jour pour jour, le conseil municipal de Lézardrieux, que préside alors Paul Le Troadec,  avait tenu une séance extraordinaire pour complimenter l’intelligence et le dévouement avec lesquels le médecin de la marine René Bardoul a dispensé des soins à la population civile, de septembre 1918 à janvier 1919. C’est dans un hôpital situé à des milliers kilomètres de son pays natal que l’on aura tenté d’éviter le pire pour François Le Mevel. En vain !  

     

    François Le Mevel : comme Apollinaire et des millions de grippés

     

       Pula, un port de l’Adriatique, situé à la pointe de la province de l’Istrie. C’est ici que la marine austro-hongroise avait installé son service hydrographique. La Croatie faisait alors partie de l’empire austro hongrois et Pula lui offrait un débouché sur la mer. C’est devant ce port qu’est venu s’ancrer le cuirassé Paris, le 12 décembre dernier. Mission : superviser la reddition de la flotte austro-hongroise. Le Paris, troisième unité de la classe Courbet, est l’un des premiers dreadnoughts construits pour la Marine française. Dreardnouht pour « qui n’a peur de rien ».

      La peur a-t-elle été absente, à bord, tout au long de ces dernières semaines, alors que les belligérants d’hier travaillaient à la mise au point d’un accord final ? Le feu vert pour la création de la Société des Nations ne fait en rien oublier que  les négociations achoppent sur le texte qui doit mettre fin officiellement à la guerre entre l’Allemagne et les Alliés. Il convient de ne pas baisser la garde même si la menace sous-marine n’est plus aussi prégnante.

       L’Adriatique n’aura pas été un front majeur de la guerre. La marine austro-hongroise aura plutôt cherché à éviter l’affrontement direct, optant pour une guerre de guérilla, en privilégiant l’arme des  sous-marins et la pose des mines. L’Amirauté française se sera alors contentée de bloquer le détroit d’Otrante. De fait, c’est à terre que s’est jouée l’issue de la bataille, l’armée d’Orient étant venue à bout de la résistance ennemie. En France, la presse de ce 14 février 1919  laisse entendre que l’Allemagne aurait 10 jours pour exécuter les clauses de l’Armistice. Le traité de Versailles ne sera finalement signé que le 28 juin 1919, date d’anniversaire de l’attentat de Sarajevo, l’étincelle qui a mis le feu aux poudres.

      François Le Mevel connaissait peut-être Célestin François Marie Fraval, brigadier du 204e régiment d’artillerie de campagne, un Lézardrivien tout comme lui, d’un an plus jeune, qui est décédé, lui aussi dans un lit d’hôpital,  le 6 octobre dernier, à Korytza, en Albanie, suite à une maladie « imputable au service .». La grippe ?

      Avant qu’il ne découvre Pula, son amphithéâtre romain et son impressionnant cimetière marin, le quartier maître canonnier du Paris aura peut-être apprécié de naviguer dans les parages de l’île de Corfou. Alors informé que la guerre allait enfin prendre fin, il pouvait caresser l’espoir d’un retour au pays. Il était loin de s’imaginer que « la tueuse », comme on va appeler cette grippe, allait lui ôter définitivement cet espoir.

     

    François Le Mevel : comme Apollinaire et des millions de grippés

     La Famille (1918), dernier tableau du peintre autrichien Egon Schiele**, mort de la grippe espagnole

     

       On ne s’accorde toujours pas sur le nombre de victimes que cette pandémie de grippe  a engendré. Entre 50 et 100 millions, selon certaines sources. Pour d’autres, la fourchette s’établirait entre 20 et 30 millions, ce qui n’en constitue pas moins un chiffre supérieur à celui du nombre de morts civils et militaires, du seul fait de la guerre. On l’évalue à 18, 6 millions de morts, 9,7 millions côté militaires, 8,9 millions côté civils. 14 18 ? Une page doublement sombre pour l’humanité.

       De ce flot qui a emporté le marin breton vers les rives de l’au-delà émerge un nom, celui d’un poète dont la mort, deux jours avant la signature de l’arrêt des combats dans le wagon de Rethondes, n’aura laissé personne indifférent, même ceux qui n’avaient jamais pu ou su apprécier la force de sa plume. Guillaume Apollinaire a, lui aussi, été la proie de ce virus infernal.  Il est devenu en quelque sorte le symbole de cette pandémie. Un symbole d’autant plus accepté que ce poète, surgi de nulle part, n’avait guère hésité, dès le déclenchement de la guerre, à s’engager.

       De lui, on retenait déjà l’image de celui qui avait tenu à aller au combat bien que n’ayant toujours pas acquis la nationalité française. Guillaume Apollinaire, Guglielmo Alberto Wladimiro Alessandro Apollinare de Kostrowitzsky de son vrai nom, était alors considéré comme sujet russe, bien que né à Rome, de père inconnu, mais de mère polonaise.  La Pologne était alors inféodée à l’empire russe. Cette nationalité, il venait tout juste de l’obtenir quand un obus a éclaté  dans le milieu de l’après-midi, le 17 mars 1916. Son régiment, le 96e régiment d’infanterie, est alors au pied du Chemin des Dames, aux bois des buttes. Guillaume Apollinaire est plongé dans la lecture du Mercure de France, une revue littéraire fort appréciée des milieux intellectuels. Soudain, un bruit assourdissant suivi d’un violent choc à la tête. Pour le sous-lieutenant, la guerre va désormais prendre un autre visage.

    François Le Mevel : comme Apollinaire et des millions de grippés

     

    La colombe poignardée et le jet d’eau (1918) recueil Calligrammes, Guillaume Apolinaire*** 

     

      Quelques mois plus tard, l’image du soldat au crâne enrubanné par un large pansement sera connue de tous. Guillaume Apollinaire est décédé le 9 novembre 1918, chez lui, à Paris, alors que, passant sous ses fenêtres, boulevard Saint-Germain les Parisiens défilent en criant « A mort Guillaume ». Mais ce n’est pas de lui qu’il s’agit. Guillaume II d’Allemagne a abdiqué ce jour.

      Où se trouvait François Le Mevel le 11 novembre 1918 ? A bord du Paris, les permissions n’étant guère à l’ordre du jour alors qu'il venait tout juste d’être mis fin aux hostilités? A terre, en balade en terrain conquis? Qu'importe! Il aura, à coup sûr, là où il se trouvait, apprécié de vivre un moment historique. Comment pourrait-il en avoir été autrement ? Il ne craignait plus désormais la torpille. C’est par la coupée que la mort viendra le surprendre.

     

     * L'annotation gardien de phare figure bien dans l’acte de naissance de François Le Mevel. Mais le nom de son père n’apparaît pas dans les registres des Phares & Balises de Lézardrieux

     ** Egon Schiele (1890-1918), peintre autrichien n’a pas combattu sur le front. En 1915 il occupe la fonction de clerc dans un camp de prisonniers en Basse Autriche puis rejoint, en 1917, l’intendance impériale et royale à Vienne. Son épouse, au sixième mois de sa grossesse, meurt le 28 octobre 1918. Egon Schiele meurt à son tour de la même maladie trois jours plus tard.

    *** C’est la guerre qui a inspiré ce poème dont la disposition typographique représente la figure qu’il évoque.  Guillaume Apollinaire est à l'origine du mot (formé par la contraction de « calligraphie » et d'« idéogramme »), dans un recueil du même nom (Calligrammes, 1918)

     

     


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  •   Depuis plusieurs jours déjà, les titres des journaux français laissaient entendre que la fin de la guerre était proche. « Les Alliés sont à 60 km de Bruxelles » « L’Empire allemand et sa dissolution politique » (Ouest-Eclair, 21 octobre 1918) ; « Les armées alliées de Belgique en marche sur Gand » (Ouest-Eclair, 22 octobre).  Pour autant rien n’est encore acquis définitivement comme en témoigne le titre barrant toute la Une de ce même journal daté du 23 octobre : « L’ennemi contre-attaque vigoureusement pour protéger sa retraite ». Mais les faits sont incontestables, depuis le début du mois d’août, les Alliés engrangent des victoires, sur tous les fronts, même sur le front oriental. Ils ont bénéficié, début juillet, du renfort massif des Américains, les Yanks comme on les appelle alors.

      L’armée allemande bat effectivement en retraite. Elle n’a pu que céder le terrain qu’elle avait reconquis, jusqu’à espérer pouvoir prendre pied dans Paris. Un vent d’optimisme souffle enfin sur le pays.

       Dans cette même édition du vendredi 23 octobre, le grand quotidien régional publie un compte rendu sur une réunion qui s’est tenue la veille à Rennes, ayant pour thème l’avenir du tourisme en Bretagne. Malgré une pagination restreinte, compte tenu de la pénurie de papier, et prioritairement consacrée aux nouvelles du front, les lecteurs ont quand même droit à des informations plus en rapport direct avec leur quotidien. A l’arrière du front, qui plus est dans des régions très excentrées comme la Bretagne, toute l’actualité ne repose pas sur les seuls faits de guerre. La vie sportive a droit à ses chroniques journalières. La réclame garnit les colonnes et chaque jour la rubrique des obsèques annonce les rendez-vous des cimetières dans les communes.

       « Ils devront accepter une armistice ! ». Ce vendredi 25 octobre, l’Ouest Eclair  est au diapason de la presse nationale. Le mot est prononcé. L’Allemagne et ses alliés devront se plier aux exigences des vainqueurs. La victoire est au bout des baïonnettes Ce n’est plus qu’une question de jours. Mais pour Joseph Le Razavet ce n’est malheureusement plus une perspective. Il est mort la veille, à Machelen, au cœur de la Flandre flamande, alors que son régiment, le 350e régiment d’infanterie, assurait la relève en première ligne le long de la voie ferrée Gand Courtrai. Il avait 38 ans.

       Pour sa mère, Jeanne Marie née Loas, veuve de son mari Charles Razavet, décédé en 1909, comme pour de nombreuses familles de la presqu’île, la Belgique est devenue une terre de deuil. Machelen est à proximité d’Ypres, Ieper en Flamand, désormais tristement célèbre. C’est dans ce secteur que sont déjà tombés d’autres pays.

     

    Joseph Le Razavet dans  la boue des Flandres

     Flandern (1934-1936), huile et tempera sur toile de Otto Dix)*

     

      A Langemark pour Charles Eugène Symoneaux et Jean-Marie Le Perff, en octobre et novembre 1914 ; à Boesinghe, le 22 avril 1915, pour Edouard Joseph Marie Le Flem et Jean Marie Lasbleiz intoxiqués, comme nous l’avons déjà souligné, par la première attaque aux gaz. Une semaine plus tard, Yves Marie Le Thomas succombait dans un hôpital à Malo les Bains, pour avoir, lui aussi, inhaler ces gaz mortels, sur ce même secteur. En octobre, ce sera le tour d’Hippolyte Louis Hégaret, à Beveren ; puis, le 14 février 1916, Jean-Marie Guillou rendra le dernier soupir à Zuydschote. Ici il ne s’agit que de collègues issus du même patelin, mais il y en a bien d’autres de son régiment que ce Trégorrois a vu tragiquement s’écrouler autour de lui.

       Dès son incorporation en février 1915, dans le 361e  régiment d’infanterie, régiment qui sera dissous en juin 1916, il aura partagé la dure vie des tranchées sur de nombreux fronts, en Champagne, à Verdun, sur le Chemin des Dames, dans les Vosges, dans la Somme et pour finir la Belgique. Un enfer interminable pour cet homme qui avait été exempté en 1902, au bout d’un an, de ses obligations militaires, pour cause de bronchite chronique. Mais six mois après l’entrée en guerre, l’Armée s’est souvenu de lui. Bronchite ou pas. Ce jeudi 24 octobre Joseph Le Razavet va faire preuve de bravoure

       La relève s’est effectuée sous un bombardement violent, tout particulièrement sur les passerelles qui enjambent la Lys, une rivière qui prend sa source en France et rejoint l’Escaut à Gand. Pour le contrôle de la voie ferrée, les hommes du 350e RI vont se voir opposer une forte résistance. Ce ne sera pas ce jour qu’ils auront pu s’emparer des positions ennemies. Le bilan humain est lourd : 160 hommes hors de combat, dont 33 tués et 46 disparus. C’est en se portant à l’assaut d’un talus puissamment défendu que Joseph Le Razavet est tombé mortellement frappé, en prenant pied sur la position ennemie.

       « Que pouvait-il avoir décidé, lui, pour sauver ses carotides, ses poumons et ses nerfs optiques ? Voici la question essentielle, celle qu’il aurait fallu nous poser entre nous pour demeurer strictement humains et pratiques. Mais nous étions loin de là, titubants dans un idéal d’absurdités, gardés par des poncifs belliqueux et insanes, rats enfumés déjà, nous tentions, en folie, de sortir du bateau de feu, mais n’avions aucun plan d’ensemble, aucune confiance les uns dans les autres. Ahuris par la guerre, nous étions devenus fous dans un autre genre : la peur. L’envers et l’endroit de la guerre. » (Louis Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932)

       « Nous sommes devenus des animaux dangereux, nous ne combattons pas, nous nous défendons contre la destruction. Ce n’est pas contre des humains que nous lançons nos grenades, car à ce moment-là nous ne sentons qu’une chose : c’est que la mort est là qui nous traque, sous ces mains et ces casques. C’est la première fois depuis trois jours que nous pouvons la voir en face ; c’est la première fois depuis trois jours que nous pouvons nous défendre contre elle. La fureur qui nous anime est insensée ; nous ne sommes plus couchés, impuissants sur l’échafaud, mais nous pouvons détruire et tuer, pour nous sauver…pour nous sauver et nous venger. » (Erich Maria Remarque, A l’Ouest rien de nouveau, 1929)

       Louis Ferdinand Céline, Erich Maria Remarque. C’est sous la forme romancée, à travers leurs personnages, que ces deux écrivains vont coucher sur le papier leur ressenti. Outre le fait d’avoir écrit et, par ces romans, d’avoir connu une célébrité universelle, ils ont pour autres points communs d’avoir tous les deux, été blessés  à des moments différents, sur ce même champ de bataille.

     

    Joseph Le Razavet dans  la boue des Flandres

     A Poelkapelle, le monument dédié à Georges Guynemer**

     

       Louis Ferdinand Céline le premier. A Poelkapelle, en septembre 1914. C’est ici que trouvera la mort, trois ans plus tard, en septembre 1917, Georges Guyemer. Suite aux tirs ennemis son avion s’est écrasé dans cette commune qui jouxte Langemark. Pour Céline, il ne s’est agi que d’une balle dans l’épaule mais la blessure sera suffisamment grave pour que le maréchal des logis du 12e  régiment de cuirassiers, engagé volontaire dès 1912, soit retiré du front.

       Pour Erich  Maria Remarque, mobilisé en 1916, simple soldat du 15e  régiment de réserve d’infanterie  la présence au feu n’aura duré également que quelques semaines. Il est expédié sur le front le 12 juin 1917.  Le 31 juillet, entre Torhout et Houthulst, à proximité de cette voie de chemin de fer qui relie Gand et Courtrai, il est blessé à la jambe gauche, au bras droit et au cou, par des éclats d’obus et aussitôt dirigé vers un hôpital de Duissbourg, où il restera jusqu’en octobre 1918.

      Tous deux n’auront pas eu à combattre l’un contre l’autre, mais l’un comme l’autre sauront décrire l’horreur en confrontant leur vécu avec ceux des nombreux blessés qu’ils auront côtoyés de long mois durant. Si Remarque refusera toute décoration, Céline acceptera de se voir décerné la Croix de Guerre. C’est cette distinction que recevra Joseph Le Razavet, mais à titre posthume.

       Comme une dizaine d’autres Lézardriviens, tombés eux aussi dans cette boue des Flandres, on ne retrouvera pas son corps. Ils ne sont que quatre à reposer sous une croix.

     

    Joseph Le Razavet dans  la boue des Flandres

    Carré militaire français dans me cimetière de Roulers (Belgique)

    Joseph Le Razavet dans  la boue des Flandres

     Nécopole nationale Notre Dame de Lorette à Alain-Saint-Nazaire (Pas-de-Calais)

     

      Un seul en Belgique. Hippolyte Hégaret, du 73e régiment d’infanterie. Il est inhumé dans le carré militaire du cimetière municipal de Roulers, Roeselare en Flamand. Yves Le Thomas, lui aussi du 73e RI, gravement blessé dans les environs d’Ypres,  a été enterré dans le carré militaire de Malo-les-Bains. Les corps des deux fusiliers marins, Guillaume Faver et Louis Seguillon, tous les deux morts à Nieupoort, à deux ans d’intervalle, ont été transférés et inhumés dans la nécropole nationale Notre Dame de Lorette à  Ablain-Saint-Nazaire, au nord d’Arras, dans le Pas-de-Calais.

     

    Joseph Le Razavet dans  la boue des Flandres

     Zonnebeke (1918). Huile d’après croquis de George Edmund Butler***

     

      La boue des Flandres, c’est sous ce titre, en 1922, que fera paraître ses mémoires Max Deauville. Entre autres récits se rapportant à la guerre, cet écrivain médecin belge de langue française, engagé volontaire en 1914, ne choisit pas la forme romanesque pour décrire les horreurs qu’il lui a fallu vivre. Il aura servi tout au long de la retraite de l’armée belge. Atteint de la fièvre des tranchées il sera démobilisé, mais, après guérison, il soignera les blessés à l’hôpital de Saint-Lunaire, en Ille-et-Vilaine.

       Dès janvier 1918, il sera de nouveau face au péril. Lui aussi en arrivera à formuler sa propre sentence :

      « La guerre n’est que le suicide misérable d’une foule en folie. Ses remous sanglants ne servent que les intérêts de ceux qui la dirigent. »

     

    .*Flandern ou Flandres. Otto Dix (1891-1969) est un peintre graveur lié aux mouvements de l’Expressionnisme. Mobilisé en 1914, il est envoyé sur le front à l’automne 1915. Après la prise du pouvoir par les nazis, il est l’un des premiers professeurs d’art à être renvoyés. En 1937, ses œuvres sont déclarées « dégénérées ».  

    **Ce monument dédié à la mémoire du pilote Georges Guynemer (1894-1917) a été inauguré en 1923. Au sommet de la stèle, une cigogne en bronze. Georges Guynemer appartenait à l’escadrille « Les Cicognes) basée à Saint-Pol-sur-Mer près de Dunkerque

     *** George Edmund Butler (1872-1936). Nommé au rang de capitaine honoraire de la Nouvelle-Zélande en septembre 1918, cet artiste peintre britannique a rejoint la division néo-zélandaise en France à la fin même du même mois. Ces croquis exécutés sur le vif sont devenus plus tard la base de ses peintures. Zonnebecke, en Belgique, se trouve à l’est d’Ypres, à proximité de Langemark Poekapelle. 

     

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    François Le Mevel : comme Apollinaire et des millions de grippés

     

     


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  •   Bouconville-Vauclair et son château de La Bôve. Au rendez-vous de la grande histoire. A deux pas de Coberny, un village qui s’honore d’avoir accueilli Jeanne d’Arc le 22 juillet 1429, au lendemain du sacre de Charles VII dans la cathédrale Notre Dame de Reims. Bouconville-Vauclair. C’est ici qu’aimaient séjourner, venant de Versailles, les  deux filles aînées de Louis XV. Mais ce château n’a plus grand-chose à voir avec celui de Françoise de Châlus,  duchesse Narbone-Lara, maîtresse du roi et gouvernante de ses deux filles, Dame Adélaïde et Dame Victoire.

      Ce château a été reconstruit dans la décennie qui a suivi la Grande Guerre, car sur cette crête qui allait devenir célèbre sous  le nom de Chemin des Dames, tout ce qui avait été construit grâce aux carrières riches en calcaire de ce plateau situé entre les vallées de l’Aisne et de l’Ailette sera irrémédiablement détruit. Il abritait  un poste de commandement allemand durant l'offensive dirigée, en 1917,  par le général Robert Nivelle. Le propriétaire de l'époque, Henri Rillart de Verneuil donna lui-même les informations nécessaires à l'artillerie française afin qu'elle puisse bombarder le bâtiment.

      C’est aussi en ces lieux que Napoléon 1er a remporté une victoire contre les armées russes et prussiennes du général von Blücher, en 1814, tout juste un siècle avant le déclenchement de la Première Guerre Mondiale, qui verra cette fois les Français et les Russes unir leurs forces pour lutter contre les Prussiens. Un de ces basculements stratégiques de l’historique militaire ! Cette bataille, dite bataille de Craonne, aura fait plus de 10 000 morts, en un seul jour, dont les fosses communes seront dispersées par les combats qui vont être menés entre 1914 et 1918. Une statue de l’empereur se dresse à l’emplacement d’un ancien moulin de Bouconville-Vauclair. Elle a été érigée en 1974.

     

    Pierre Garel, la mort sur le  Chemin des Dames   

     

      Bouconvile-Vauclair jouxte le village de Craonne, lui aussi reconstruit à proximité du Craonne d’origine, complètement rasé par le vomissement incessant des canons. Non loin du château, les ruines de l’abbaye de Vauclair  portent le témoignage de la virulence de cette pluie incessante de fer et de feu qui s’est abattue sur ce qui n’est plus alors qu’un chemin de larmes.

      Pleurer. Sans nul doute, Pierre Garel aura eu moult occasions de fendre l’armure avant de se retrouver sur ce fameux chemin. Incorporé dans le 73e régiment d’infanterie territoriale il aura vu tomber tant de camarades. Il fait partie des derniers Lézardriviens de ce régiment à avoir survécu à l’enfer.

      Depuis la Belgique, où il a eu la chance, quant à lui, d’échapper au piège des gaz, les occasions de pleurer n’ont certainement pas dû cesser. Il y a peu encore Pierre Garel combattait encore sous les couleurs du 73e RI, mais depuis le mois d’avril il a changé d’affectation, la 87e division d’infanterie territoriale étant devenue 87e division d’infanterie d’active. Sous quel drapeau de régiment a-t-il continué le combat ? Question sans réponse, mais qu’importe ! C’est ici que va se nouer le dernier acte pour lui.

     

       Le Chemin des Dames. Si Pierre Garel n’avait pas connaissance de l’histoire lointaine de ces lieux, il serait étonnant qu’il n’ait jamais entendu parler des faits dramatiques qui se sont déroulés, ici, provoquant un profond traumatisme dans l’armée française. Il combattait dans l’Oise quand le 16 avril 1917 le général Nivelle donna l’ordre, malgré le scepticisme de nombre autres généraux, de monter à l’assaut de ce qui est alors une véritable forteresse. Dans les creutes, un nom plus courant que celui de boves qui désigne, lui aussi, les carrières et cavernes creusées dans le calcaire, les Allemands, qui sont sur la hauteur, bénéficient d’un avantage certain.

      Pour Nivelle, l’objectif est de percer le front ennemi entre Soissons et Reims et de marcher vers Laon. Il promet aux Poilus qu’après ça, la guerre sera finie. Le retour chez soi, c’est pour bientôt ! Mais le sort en a décidé autrement. La forte résistance de l’ennemi y a été pour beaucoup, la lassitude de la troupe aussi.

      Pierre Garel a-t-il connu cela dans son propre régiment ? Les mutineries se sont faites plus nombreuses alors que les attaques s’avéraient toutes stériles. La conquête du Chemin des Dames a démarré le 16 avril 1917. Elle  va se prolonger jusqu’au 24 octobre, mais depuis le 15 mai, ce n’est plus Nivelle qui dirige les opérations. Le général Philippe Pétain l’a remplacé au pied levé.

     

    Pierre Garel, la mort sur le  Chemin des Dames   

    Craonne, corps des fantassins gisant parmi les barbelés (5 avril 1917) ; Peinture à l’aquarelle de François Flameng* ; Musée de l’Armée, Parus

     

      Comment cela ne serait-il pas parvenu aux oreilles des hommes de la 87e division ? Et que dire de la Chanson de Craonne ? Cette lassitude du Poilu se double depuis longtemps du fort sentiment qu’il y a des planqués, des embusqués et qu’à l’arrière, sur les trottoirs parisiens on n’a pas encore pris conscience des souffrances qu’il endure. Et ce malgré l’impact d’un livre qui a décroché le prix Goncourt 1916, écrit par un certain Henri Barbusse, pour honorer le courage de ces compagnons d’arme du 23e régiment de ligne.

      L’essentiel de ce livre, comme l’évoque son sous-titre, raconte la vie d’une escouade. C’est à Crouy, près de Soissons, non loin du Chemin des Dames, qu’Henri Barbusse va participer, à 42 ans, à son premier combat en première ligne. Il sera ensuite versé dans la territoriale, mais restera au front, volontairement.  Publié d’abord sous la forme d’un feuilleton dans le quotidien L’œuvre puis édité, Le Feu a suscité un réel enthousiasme dans les tranchées, mais soulevé bien des protestations du public à l’arrière, peu enclin à partager son réalisme?

      La Chanson de Craonne ne fait que prendre le relais de la Chanson de Lorette créée à l’époque de la bataille de Notre Dame de Lorette à Ablain-Saint-Hilaire, dès la fin de l’année 1914. En 1916, c’est sur cette même tonalité que va se diffuser la Chanson de Verdun. Chanter son dégoût de la guerre, de la médiocrité de ceux qui les mènent au combat, c’est exorciser sa peur, a capella. Oui, Pierre Garel n’a certainement pu rester sourd, voire insensible à ce ressentiment quasi général.

     

    Pierre Garel, la mort sur le  Chemin des Dames   

     

      Ce  dimanche  26 mai 1918, Pierre Garel ne se doute pas qu’il arrive au terme de ce sacrifice. Depuis la fin de l’automne dernier le Chemin des Dames est aux mains de l’armée française. Les Allemands se sont repliés sur l’autre rive de l’Ailette. Mais, depuis plusieurs jours, la VIIe  armée allemande a massé plus de 40 divisions sur une trentaine de kilomètres de front. En face, il n’y a que 8 divisions de la VIe armée française et 3 divisions du 9e corps d’armée britannique.

      A 1h du matin, le lundi, l’artillerie allemande déclenche un déluge de feu. L’effet de surprise est total. Puis  des nuages de gaz submergent les premières lignes françaises et britanniques. A 5h, les Allemands sont à nouveau maîtres du Chemin des Dames. Trois jours plus tard, ils seront à Château-Thierry, sur la Marne. A 70 kilomètres de Paris. Comme en septembre 1914.

      Tant de sacrifices pour en arriver à cela. Pierre Garel a quitté le monde des regrets. On n’a pas retrouvé son corps. Sa disparition sera actée par le tribunal de Lannion trois ans plus tard et transcrit le 30 décembre 1921 à Lézardrieux.

      « Qui écrira l'histoire réelle de cette guerre? Mais premièrement le témoignage des officiers doit être rejeté, car ils n'ont vu que leur pouvoir. Et de plus il faudrait trop deviner, car presque tous les documents sont faux, et volontairement faux ; il faudrait donc exposer seulement les résultats qui sont de notoriété, et les rattacher directement à des causes supposées, mais d'ailleurs systématiquement niées. Ce ne serait qu'un pamphlet, et trop facile à réfuter ; sans compter que l'auteur de cette histoire réelle, devant être étranger au monde militaire et académique, serait méprisé et même ignoré. Il vaut donc mieux s'en tenir à l'analyse des causes, d'après l'observation de la commune nature humaine, contre quoi les faits ne peuvent être allégués, puisqu'il s'agit de les expliquer tous, quels qu'ils soient. Et le fait tout nu ne décide rien ; par exemple des hommes courent ; mais s'ils fuient ou s'ils attaquent, c'est ce que le fait ne dit point. C'est pourquoi, au lieu d'essayer de prouver, je propose. Et que chacun, de bonne foi, lise les faits d'après cela. » Extrait de Mars ou la guerre jugée, d’Emile-Auguste Chartier dit Alain.

      Cette guerre, le philosophe Alain l’aura, lui aussi, vécu de près. Alors qu’il vient de fêter son cinquantième anniversaire, l’ancien brigadier du 3e régiment d’artillerie lourde met en ordre ses réflexions qui donneront lieu à la publication de ce livre en 1921.

      Gravement blessé au pied à Verdun, le 23 mai 1916, il est démobilisé depuis octobre 1917. Ce militant pacifiste, bien que non mobilisable, avait tenu à prendre sa part dans ce conflit. Mais en ce mois de mai 1918, rien ne dit encore qu’il pourra revenir écrire dans sa maison de Paissy, maison qu’il a achetée en 1909.

     

    Pierre Garel, la mort sur le  Chemin des Dames   

     

      Paissy, un village situé au pied du plateau du Chemin des Dames, un village riche en creutes, certaines investies comme lieu d’habitation. A deux pas de chez Alain, une de ces creutes sert de chapelle. Le père Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955), aumônier et brancardier au 4e régiment mixte de zouaves et tirailleurs de la 38e division d’infanterie, y a dit des messes entre avril et juin 1917. Pour ce jésuite, lui aussi philosophe, arrière-petit-neveu de Voltaire par sa mère, la guerre sera « l’accoucheuse de sa révolution intérieure** ». Deux citations de ce grand esprit :

      « Ce n’est ni d’un tête à tête, ni d’un corps à corps que nous avons besoin, mais d’un cœur à cœur»

      « L’homme-individu est essentiellement famille, tribu, nation. Tandis que l’humanité, elle, n’a pas encore trouvé autour de soi d’autres Humanités pour se pencher sur elle et lui expliquer où elle va. »

    Tout au-dessus de Paissy, la Caverne du Dragon, une immense galerie souterraine creusée au Moyen Age. Ses pierres ont notamment servi à la construction de l’abbaye de Vauclair. Ce sont les Allemands qui ont baptisée ainsi ce lieu ô combien stratégique offrant une vue panoramique sur toute la vallée de l’Aisne. Le feu des armes leur a fait penser aux flammes que crache le dragon.

     

    Pierre Garel, la mort sur le  Chemin des Dames   

     

      Depuis le mois d’octobre de l’an passé, les Français et leurs alliés se sont rendus maîtres des lieux, mais alors que Pierre Garel ferme définitivement les yeux, tout est remis en question.

       A deux pas de la Caverne du Dragon, 9 statues sculptées dans du bois  calciné rendent hommage aux milliers d’hommes venus des ex-territoires d’Afrique occidentale  françaises, les fameux tirailleurs « sénégalais », tués lors des combats sur le Chemin des Dames. Une œuvre d’un sculpteur rémois, Christian Lapie, inaugurée lors de la célébration du 90e anniversaire de ces batailles. 9 statues pour une Constellation de la douleur.

      Pierre Garel gravite désormais dans cette Constellation.

     

    * François Flameng (1856-1923) ; En 1914, il est parmi les premiers peintres à rejoindre les missions aux armées.

     ** Extrait de Jésuites, une multibiographie (Ed Points) de Jean Lacoure, journaliste écrivain

     

    A suivre 

     Joseph Le Razavet dans la boue des Flandres

     

     

     


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  • Alexandre Auguste Le Blouch : la plage de Naso   

     

      A sa sœur aînée, avec laquelle il entretenait une correspondance soutenue, Alexandre Auguste Marie Le Blouch ne cacha pas un jour sa crainte d’être versé dans l’artillerie, à terre. Maître canonnier, il appréhendait ce jour où on lui demanderait de quitter le bâchis pour enfiler la tenue de l’artiflot. Est-ce à dire qu’à bord d’un cuirassé il se sentait à l’abri de tout péril ?

       A trente six ans, le marin a déjà une longue carrière militaire derrière lui quand il se trouve à bord du Danton en route vers l’île grecque de Corfou. Le cuirassé a quitté Toulon, la veille, pour assurer une nouvelle mission en mer Adriatique, dans le cadre de la lutte contre la marine austro-hongroise.

       Ce lundi 19 mars, peu avant midi, le Danton croise au large de la Sardaigne. A bord nul n’ignore bien évidemment que le danger demeure, tapi sous la mer. Les U boots allemands ont déjà inscrit nombre de navires à leur tableau de chasse. Même des navires civils.

     

     

    Alexandre Auguste Le Blouch : la plage de Naso   

     Naufrage du Linda Blanche dans la baie de Liverpool, Willy Stöwer* *(1915

       

      Si depuis puis le coup mortel porté au Lusitania le 7 mai 1915 au large de l’Irlande, l’Allemagne s’était engagée, par crainte que les Etats-Unis s’en viennent à se ranger aux côtés des Alliés, à freiner ses attaques sous-marines, il n’en va plus de même depuis le mois de février. La résistance que lui opposent les armées de l’Entente sur le sol français a amené le Kaiser à engager une guerre sous-marine à outrance pour instaurer un blocus total.

      « La guerre de course, la guerre de mouvements, la vraie guerre navale, telle que la comprennent les marins de France et d'Angleterre, n'est plus qu'un souvenir. Elle est morte depuis quatre mois, depuis le 11 juillet, en même temps que le Koenigsberg, dernier corsaire Allemand. Sur mer, la rencontre, jadis loyale, est devenue un guet-apens organisé. » écrira Paul Chack* dans On se bat sur mer, publié en 1926.

       A bord de tous les navires la vigilance s’impose donc.

       Il est environ 13 h quand le Danton va être, à son tour, frappé mortellement.  Par deux torpilles, l’une à l’avant de la coque, l’autre en plein milieu. Les appareils électriques étant mis hors d’usage, il va être impossible de mettre à l’eau les embarcations de sauvetage. Sur les 946 membres d’équipage et 155 marins devant rejoindre leur navire en Grèce, 806 marins vont être récupérés par le contre-torpilleur Massue et par le chalutier Louise-Marguerite. Certains seront sauvés après prés de 7 heures de nage. Alexandre Le Blouch n’aura pas cette chance.

     

    Alexandre Auguste Le Blouch : la plage de Naso   

    Alexandre Auguste Le Blouch : la plage de Naso   

     

      Son corps sera découvert et identifié, un mois plus tard, le 19 avril 1917, sur une plage de Sicile, dans la baie de Naso, commune de la province de Messine. Outre un porte-monnaie contenant quelques billets, une petite lampe électrique ainsi qu’un couteau à deux lames et poinçon, les autorités dépêchées sur place récupèreront une petite feuille de papier portant ces quelques mots : « Cuirassé Danton.- Le permis de nuit est accordé au patron canonnier Le Blanch Alexandre (500046 d) pendant le séjour du bateau à Toulon ».

      Mais aucun doute possible sur l’identité du cadavre dont l’orthographe du nom ne correspond pas à celui du Kermoustérien. Le numéro du matricule suffit à montrer que le chancelier de la commune de Patti, commune proche de Naso, a involontairement commis une faute de frappe en écrivant ce courrier, daté du 19 juillet 1917, dûment contresigné par des carabiniers ayant eu la garde du corps et destiné à l’agent consulaire de France  

     

    Alexandre Auguste Le Blouch : la plage de Naso   

     

    Alexandre Auguste Le Blouch : la plage de Naso   

     

      Les corps des second maîtres canonniers Auguste Marie Marjou (24 ans), de Pleubian, de Charles Marie Tilly (39 ans), Joseph Guillou (45 ans), de Pleumeur Gautier et l’apprenti-marin Guillaume Goazempis (36 ans), de Trédarzec  reposent peut-être eux aussi, depuis lors, dans le petit cimetière de Naso, puisque les autorités siciliennes découvriront d’autres corps naufragés, mais tous n’ont pas permis une identification certifiée.

       L’annonce du torpillage du Danton n’aura, quant à elle, été communiquée à la presse que le vendredi 23 mars, quatre jours après qu’il eut été coulé. Dans leur édition du samedi, Le Figaro, Le Gaulois, pour ne citer que ces deux grands quotidiens nationaux, annoncent, en première page, la terrible nouvelle. En s’en tenant à la ligne près au communiqué.  Le torpillage du Danton constitue une nouvelle grosse perte pour la marine française, au 964ème jour de guerre. Entre-temps se sont ajoutés à celles du Bouvet et du Léon Gambetta, les torpillages des cuirassés Amiral Charner (8 février 1916, au large des côtes libanaises), Suffren (26 novembre 1916, au large de Lisbonne), Gaulois (27 décembre 1916, en mer Egée) et de l’aviso Rigel (2 octobre 1916, à l’ouest d’Alger).

       Le quotidien Ouest Eclair, pour sa part, en a fait  un gros titre de Une. La Bretagne est une pourvoyeuse de marins. Ici on est directement concerné par tout ce qui se rapporte à la marine. Sur le monument aux morts de Pleubian vont être gravés les noms de Célestin Rabé et Yves Marie Le Carboulec, marins du Suffren, et de François Marie Kerleau du Rigel.

       Une nouvelle alarmante vient donc de s’abattre sur la Presqu’île. Avec cette terrible incertitude : qui sont ceux qui ont pu échapper à la mort ?

      Tout laisse à penser cependant que la famille d’Alexandre Le Blouch n’aura pas attendu le jugement rendu par le tribunal de Brest, le 16 octobre 1918, pour être informée de sa disparition. Pour son épouse, Marie Louise, née Ernot, à l’espoir va très vite succéder la cruelle certitude. Alexandre  Le Blouch n’aura pas eu l’heur de connaître son troisième enfant. Son aînée, Rosalie, est née le 14 décembre 1914. Son premier fils, Guillaume, le 4 août de l’an dernier. Le 16 avril de cette année 1917, c’est un autre garçon, qui verra le jour. Il portera le prénom de son père.

      Un malheur de plus a donc frappé une nouvelle fois cette famille qui a déjà payé le prix fort dans cette guerre interminable. Marie Louise Ernot est la sœur d’Yves, Hippolyte et Joseph Ernot, tous les trois déjà morts au combat. Et où en sont les trois autres beaux-frères, Jean, François et Guillaume, eux aussi contraints de quitter la ferme familiale pour s’en aller combattre l’Allemand ?

       Alexandre Le Blouch sera le seul Kermoustérien tué au cours de cette année 1917. Mais, un mois après le Danton, nouveau coup dur pour la marine avec la disparition, le 25 avril 1917,  du contre-torpilleur L’Etendard, sur lequel était embarqué le Lézardrivien Yves Le Berre

       La guerre sur mer se déroulant également en Manche, il est clair que cette menace des sous-marins allemands ajoute aux risques de disette. Il n’y a pas que chez les Ernot que les fermes manquent de bras. Et alors qu’en Russie, le Tsar a été déposé, faisant craindre un possible renversement d’alliance sur le front Est, l’espoir repose désormais sur l’entrée en guerre des Etats-Unis.

      Campant dans une toute relative neutralité depuis le début de la guerre, les Américains vont clairement s’engager après la décision du Congrès, réuni le 5 avril à Washington. Le temps de mettre en branle une armée digne de ce nom et le 13 juin de cette même année, le général John Pershing, secondé par le capitaine Georges Patton, débarque à la tête d’un corps expéditionnaire, dans la liesse populaire.

      Si cela, à l’époque, n’est pas encore su à Kermouster, il y a ici un homme, de nationalité américaine, qui n’a pas attendu que son pays entre dans la guerre pour offrir ses services à l’armée française. Charles Thorndike (1875-1935), fils d’un négociant en blé de Boston, venu, la vingtaine passée, assumer son goût pour la peinture au contact des peintres du quartier Montparnasse, à Paris.

      Thorndike s’est installé à Kermouster quelque temps avant l’orage de feu et d’acier. Par amour pour une femme, originaire de Bréhat, qui lui servait de modèle quand il peignait à Paris. A 40 ans révolus, ce bon vivant aurait eu  toutes les raisons de rester les deux pieds dans ses pantoufles. Son goût pour la roulette des casinos de la Côte d’Azur, où il avait un autre pied à terre à Nice, ne pouvait que tuer l’idée de déambuler dans les tranchées. D’autant plus qu’il risquait, si l’envie lui prenait de s’engager, de perdre ses droits et sa nationalité américaine.

       A-t-il était sensible au manifeste que l’écrivain d’origine suisse, Blaise Cendrars et le poète d’origine italienne Ricciotto Canudo cosignèrent dans la presse le 29 juillet 1914, manifeste appelant tous les étrangers amis de la France à prendre les armes par reconnaissance et défendre une civilisation ? C’est fort probable, compte tenu de son immersion dans le monde des arts et des lettres.  Pour Thorndike, ce ne sera pas la Légion étrangère. Il sera sur le front, dès juin 1915, en Artois, en tant que brancardier. Il fut, affirme-t-on, le septième Américain à s’être engagé.

       En 1917, après l’entrée en guerre des Etats-Unis, Charles Thorndike a-t-il occupé  la fonction d’officier de liaison entre les Français et les Américains au sein de la base d’hydravions située sur le Jaudy ? C’est fort possible.  Il s’agissait là aussi de lutter contre les sous-marins allemands croisant en Manche.

     

    Alexandre Auguste Le Blouch : la plage de Naso   

     

       L’Américain de Kermouster a, quant à lui, pu sortir vivant de l’enfer. On lui connaît un seul tableau illustrant ces années de plomb passées au contact des fils barbelés.

       Pour Alexandre Le Blouch la vie s’est achevée au bout d’une longue dérive. Il laissait derrière lui, une veuve et trois enfants. Le petit dernier, qui portait son prénom, ne lui survivra pas bien longtemps puisqu’il mourra à l’âge de deux ans des suites d’une méningite.

     

    *Louis Paul André Chack (1876-1945), officier de marine et écrivain. Un an avant On se bat sur mer (1926), il publiera en collaboration avec Claude Farrère, lui aussi officier de marine, lui aussi de forte sensibilité d’extrême -droite Combats et batailles sur la mer. Favorable sous l’Occupation à la politique de collaboration avec l’Allemagne, Paul Chack sera condamné à mort et fusillé à la Libération. Prix Goncourt en 1905 avec Les Civilisés, Claude Farrère quittera la marine en 1919, et rejoindra les rangs de l’extrême droite. Collaborateur du Flambeau, le mensuel des Croix-de-feu, élu à l’Académie française en mars 1935,  il sera dans les années 50 membre de l’Association pour défendre la mémoire du Maréchal Pétain. 

     

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    Vos documents témoignages en ligne!

     

    Vous pouvez consulter sur le site de la mairie de Lézardrieux un dossier établissant une nomenclature de tous les poilus et marins de la commune morts durant la Grande Guerre.

     

    Ce dossier, présenté sous la forme d’un livre que l’on feuillette, ne demande qu’à être enrichi par des documents photos et témoignages divers.

     

     Livre-à-la-mémoire-des-Lézardrieux-décédés-durant-la-guerre-14-18

    De tels documents sont certainement encore conservés par les familles et descendants des victimes. Ils ne concernent pas seulement les victimes, mais également ceux qui sont revenus vivants de cette guerre, auxquels il convient également de rendre hommage.

     

    La commémoration du Centenaire de l’Armistice est une ultime opportunité qu’il nous faut saisir pour contribuer à la réalisation d’une « œuvre collective ».

     

     Sur la base ce qui est déjà mis en ligne, nous pouvons, par vos apports, constituer un socle mémoriel plus conséquent.

     

    N’hésitez pas à nous faire parvenir vos documents !

     

    Soit en prenant directement contact

     

    Téléphone : 02 96 16 52 07

     

     Courriel :

     ctarin@wanadoo.fr

     

     

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  •   Le pays de Santerre. A ce jour, les historiens ne se sont toujours pas mis d’accord sur l’origine de cette appellation. On a longtemps pensé que cette région de la Somme devait son nom à une histoire chargée de sang, Sanguinis Terra. Assurément, ce fut une terre d’affrontements, plusieurs siècles durant. Mais on avance aussi une autre explication, tenant à la nature même du sol, une terre de limons fertiles. Sana Terra ou terre saine. En ce début du mois de septembre 1916, les faits donnent raison aux tenants du Sanguinis Terra. Depuis de longs mois déjà, et tout particulièrement depuis la fin juin.

      « Le sol de cette région est le meilleur dans lequel on puisse creuser, car il se coupe comme du fromage et durcit ensuite comme de la brique, quand le temps est sec » écrira John Buchan, journaliste écossais, futur romancier célèbre, travaillant alors à la propagande sur le secteur de la Somme, pour le compte du Foreign Office. Et de fait, c’est dans cette terre facile à creuser que les Allemands ont installé un impressionnant système de défense. Sur le plat pays de la Santerre, légèrement bosselé, les hommes de la 2e armée du Kaiser occupent toutes les hauteurs. En profondeur, ils ont construit de véritables habitations souterraines.

     Pour forcer un tel barrage, une solution s’impose : faire tonner l’artillerie. L’armée française va s’y employer. S’ajoute à cela l’effort de guerre de la Grande Bretagne et des forces de son empire. Plus de 50 divisions au début de la bataille et cela n’aura été qu’en augmentant; les pertes aussi. Le 1er juillet denier 19800 Tommies sont morts en terre picarde. Des chiffres qui donnent d’emblée la mesure du drame humain qui se noue sur cette zone déjà en grande partie dévastée.

      Depuis plusieurs jours, les canons n’ont pas arrêté de déverser une pluie d’obus de 400, de 380, de 270 sur les lignes ennemies. Après plusieurs semaines d’une guerre d’usure marquée par de vaines offensives, il faut, en cette fin d’été, impérativement percer le front en Somme, pour soulager celui de Verdun. Aux fantassins de faire preuve à nouveau de vaillance.

     

    Yves Marie Even : Sanguinis Terra à Chaulnes

     La boue de la Somme (1916). Dessin de Jean Droit (1884-1981), artiste peintremobilisé en août 1914 au 226e réfiment d'infanterie.

     

      Une nouvelle offensive de grande ampleur a été fixée au dimanche 3 septembre. Mais après une fin de mois de juillet torride, le temps s’est mis à la pluie. Il va falloir crapahuter et courir dans une boue lourde et gluante. L’heure est venue pour le 47e régiment d’infanterie de sortir de la réserve dans laquelle il est cantonné depuis quelques jours.

      Pour Yves Marie Even une nouvelle épreuve en vue. Son régiment s’est déjà illustré en Belgique, à Charleroi, lors de la bataille de la Marne, puis à Arras et en Argonne. Le 1er août, lui et ses camarades ont posé leurs baluchons à Méharicourt, au sud d’une boucle de la Somme, à proximité de Chaulnes. Ce sont les tranchées qui bordent cette petite ville voisine qu’il va falloir conquérir. Depuis deux jours, le 47e a engagé le fer. L’attaque du  fortin de Chilly, le lundi 4 septembre, a porté ses fruits.

      Le 4 septembre, un jour fatidique pour le Lézardrivien Hippolyte Le Meur du 5e régiment d’infanterie coloniale. Il est tombé un peu plus au nord, à Barleux, sur la rive de la Somme. Il avait 31 ans. Yves Marie Even vient tout juste quant à lui de fêter son vingt-septième anniversaire. Mais a-t-on le cœur à fêter un anniversaire dans de telles circonstances ?

      L’assaut de la veille contre les tranchées de Chaulnes ayant échoué, le 47e s’y recolle ce mercredi 6 septembre. Il pleut encore et toujours. Mais comme les jours précédents, les vigoureuses contre-attaques ennemies vont provoquer une nouvelle saignée dans les bataillons. On ne pourra jamais identifier le corps d’Yves Marie Even.

     

    Yves Marie Even : Sanguinis Terra à Chaulnes

     

     

      Quelques jours après sa mort, Pierre Loti, dont il avait peut-être lu ses deux romans qui lui parlaient du pays, écrira ces lignes : «…nous pénétrons dans ces zones inimaginables à force de tristesse et de hideur…et, quant au pays à l’entour, il ne ressemble plus à rien de terrestre ; on croirait plutôt, c’est vrai, traverser une carte de la Lune, avec des milliers de trous arrondis, imitant des boursouflures crevées. Mais dans la Lune, au moins il ne pleut pas ; tandis qu’ici tout cela est plein d’eau ; à l’infini, ce sont des séries de cuvettes trop remplies, que l’averse inexorable fait déborder les unes sur les autres ; la terre des champs, la terre féconde avait été faite pour être maintenue par le feutrage des herbes et des plantes; mais, ici un déluge de fer l’a tellement criblée, brassée, retournée, qu’elle ne représente plus qu’une immonde bouillie brune où tout s’enfonce. Ça et là, des tas informes de décombres, d’où pointent encore des poutres calcinées ou des ferrailles tordues, marquent la place où furent les villages

      L’auteur de Mon Frère Yves et de Pêcheur d’Islande n’a pas écrit ces lignes confortablement assis dans un fauteuil. Il est venu à même le champ de bataille, avec le grade de colonel. La guerre contre l’Allemagne, celui qui s’appelle encore Louis-Marie-Julien Viaud l’a menée en marin, un an durant, à bord d’une corvette, en 1870. Malgré son âge, 66 ans en ce mois de septembre 1916, il a tenu à agir pour sa patrie. L’armée lui a donné satisfaction. Il est alors chargé de mission auprès des généraux et officiers de liaison. Il va combattre avec sa plume, dans son journal, jusqu’au mois de mai 1918, où il lui faudra admettre qu’il n’est plus en état de servir. Les limons de la Santerre ont déjà pris possession du corps d’Yves Marie Even.

      En écho à ce souvenir du marin écrivain, celui exprimé par le poète écrivain allemand Paul Zech dans une lettre à son ami autrichien Stefan Zweig, lui aussi homme de lettres : « Je n’aurais jamais cru qu’il pût encore y avoir quelque chose qui surpasse l’enfer de Verdun. Là-bas, j’ai souffert atrocement. Maintenant que cela est passé, je puis le dire. Mais ce n’était pas assez : maintenant nous avons été envoyés dans la  Somme. Et ici tout est porté à son point extrême : la haine, la déshumanisation, l’horreur et le sang. (…) Je ne sais plus ce qu’il peut encore advenir de nous, je voulais vous saluer encore une fois. Peut-être est-ce la dernière. » Au début de la guerre, Paul Zech écrivait des poèmes patriotiques, mais après avoir défendu sa vie à Verdun, son enthousiasme pour la guerre cédait la place au scepticisme. Il allait être grièvement blessé, en étant enseveli dans une tranchée, dans la Somme, au cours de cet été 1916.

    Yves Marie Even : Sanguinis Terra à Chaulnes

     La Somme (1916) Dessin David B, extrait du livre Les Poissons morts de Pierre Mac Orlan publié en 1936

     

      Huit jours après le décès d’Yves Marie Even, c’est un autre écrivain, qui a déjà signé des romans sous le pseudonyme de Mac Orlan, qui va devoir quitter ce champ de bataille. Un éclat d’obus vient de blesser, tout près de Péronne, sa ville natale, Pierre Dumarchey, soldat réserviste du 269e régiment d’infanterie. Il reviendra sur le front, mais en tant que correspondant de presse, jusqu’en 1919. De ces deux années passées à guerroyer Pierre Mac Orlan tirera une œuvre dont le fil conducteur consistera à présenter la guerre comme une farce grotesque. Il en dira toute l'horreur dans ses livres et dans ses chansons.

      Ce n’est que le 17 mars 1917 que sera libérée la ville de Chaulnes. Durant l’hiver les Allemands ont fait construire ce qui va s’appeler la ligne Hindenburg. 500000 ouvriers dont des civils allemands et des prisonniers russes vont ériger des fortifications sur toutes les hauteurs le long de cette ligne longue de 160 km, allant de Lens à Soissons. Mais avant d’opérer leur repli, le 27 février 1917, les Allemands vont appliquer sur ce secteur la politique de la terre brûlée. Ambustie terrae !

     

    Yves Marie Even : Sanguinis Terra à Chaulnes

      

      Ce n’est pas la célébrité de Chaulnes qui s’offusquerait de l’usage du latin. Sur la grande place, une sculpture rappelle le grand mérite de l’abbé Charles François Lhomond (1727-1794), natif de ce village, un humaniste, pédagogue. On lui doit la Grammaire latine qui fut adoptée dans presque toutes les écoles de France.

       La nécropole nationale de Lihons, qui jouxte la ville, comme toutes celles que l’on trouve à des kilomètres à la ronde, illustre fortement le bien fondé de cette notion de terre sanglante. Ici sont enterrés  les corps de 4 949 soldats. Dans quatre ossuaires sont entremêlés les restes de 1638 autres victimes de la Grande Guerre. Il se peut qu’Yves Marie Even y côtoie Alan Seeger, jeune engagé volontaire dans la Légion étrangère, tué le 1er juillet 1916 à Belloy-en-Santerre. Il fut enterré dans le cimetière de ce village, mais sa tombe a été détruite au cours de bombardements et son corps n’a jamais pu être ensuite identifié.

    Yves Marie Even : Sanguinis Terra à Chaulnes

     

      Peu avant de mourir, Alan Seeger avait écrit le poème I have a rendez-vous with death.

     

    « J'ai un rendez-vous avec la Mort
    Sur quelque barricade âprement disputée,
    Quand le printemps revient avec son ombre frémissante
    Et quand l'air est rempli des fleurs du pommier.
    J'ai un rendez-vous avec la Mort
    Quand le printemps ramène les beaux jours bleus.
    Dieu sait qu'il vaudrait mieux être au profond
    Des oreillers de soie et de duvet parfumé
    Où l'amour palpite dans le plus délicieux sommeil,
    Pouls contre pouls et souffle contre souffle,
    Où les réveils apaisés sont doux.
    Mais j'ai un rendez-vous avec la Mort
    A minuit, dans quelque ville en flammes,
    Quand le printemps revient vers le nord cette année
    Et je suis fidèle à ma parole,
    Je ne manquerai pas ce rendez-vous. »

     Yves Marie Even non plus !

     

    A suivre 

     Alexandre Auguste Le Blouch : la plage de Naso

     

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