• 1er août 1914 : « Ar bresel ! Ar bresel ! »

      « Ar bresel ! Ar bresel ! ». Simultanément avec  le tocsin, c’est sur ce cri que Kermouster fait son entrée dans la Grande Guerre, le samedi 1er août 1914, sur les coups de 4h de l’après-midi. « Ar bresel », la guerre. Bien sûr, il y a belle lurette, ici, que l’on parle le Français. Le village n’est doté d’une école que depuis cinq ans, mais les longues périodes de service militaire ont déjà fait sauter la barrière de la langue. Pour autant, dans la vie courante on échange toujours en Breton. Spontanément.

      « Ar bresel ! Ar bresel !.» En soi, la nouvelle ne surprend pas. La presse évoquait chaque jour l'éventualité d'une guerre. Depuis le 28 juin dernier, jour de l’attentat de Sarajevo, qui avait coûté la vie à l’archiduc François Ferdinand, héritier de l’empire austro-hongrois, et de son épouse, la duchesse Sophie Chotek,  la tension n’avait fait que monter d’un cran au fil des semaines. Pour autant, l’espoir que l’on pourrait éviter le pire demeurait. Mais en un peu moins de quarante huit heures, tout s’est accéléré.

      La veille, Jean Jaurès a été, à son tour, assassiné. Par Raoul Villain, un étudiant en archéologie lecteur passionné de l’Action française. Jaurès n’avait eu de cesse, depuis l’attentat de Sarajevo, de mener campagne contre la guerre, soulevant une profonde hostilité, même dans les rangs des intellectuels de sa sensibilité politique, hostilité confinant à la haine chez les  bellicistes et les nationalistes. La tension est à son comble. A son paroxysme !

      Ce samedi 1er  août 1914, c’est sous un chaud soleil, températures estivales, que l’on a pu travailler au champ. Après une longue période perturbée par des pluies fréquentes, voire abondantes, mieux valait profiter à plein de cette belle journée pour travailler la terre et moissonner. Mais alors que les nuages font leur retour, le son des cloches génère d’emblée de sombres perspectives. « Ar bresel ! Ar bresel ! » De  Ker Camf, à l’île à bois, de Pen an Guer à Kerarzol, du Crec’h à Pont ar Manac’h, l’angoisse s’est propagée. Comme une traînée de poudre.

      Le matin, à Paris, le conseil des ministres s’était réuni en urgence. Pour le gouvernement, il ne s’agissait plus de tergiverser. L’Allemagne venait de déclarer la guerre à la Russie. Il n’y avait plus guère d’illusions à se faire. A l’issue du conseil, l’appel à la mobilisation a, aussitôt, été transféré à tous les maires de France par télégraphie sans fil. Et, dès réception, relayé par les cloches des beffrois et des églises. « Ar besel ! Ar bresel ! ». Tous les hommes encore en âge de combattre sont  concernés. Cela ne fait que renforcer l’inquiétude.

      Dans ces grandes familles paysannes, de nombreux fils sont déjà sous les drapeaux. Depuis la loi Barthou du 7 août dernier, le service militaire a été prolongé d’un an, portant ainsi la durée d’incorporation à trois ans. Désormais, c’est à 20 ans et non plus 21 ans que l’on est en devoir d’endosser l’uniforme. Dans les fermes, on ne pourra même plus compter sur les permissionnaires, mais, pis que ça, même les fils plus âgés vont manquer à la tâche. Des bras en moins sur une plus longue période. Et pour combien de temps ? Faut-il croire ceux qui disent que l’affaire va être vite réglée ?

      Pour les poilus de la Presqu’île, deux centres de recrutement à proximité : la caserne Charner à Saint-Brieuc et celle de La Tour d’Auvergne à Guingamp. Pour d'autres, notamment  les inscrits maritimes qui vont eux aussi devoir prendre du service, c’est vers Brest qu’ils vont être dirigés. Depuis vingt ans, presque jour pour jour, Paimpol est relié à  Guingamp par voie ferrée. Les réseaux de chemins de fer sont désormais placés sous contrôle militaire. Le train de la compagnie des Chemins de fer de l’Ouest va dès lors assurer de nombreuses navettes vers ce qui est le grand centre de regroupement  pour les gars de la presqu’île.

      La mobilisation prenant effet immédiatement, les appelés vont dare-dare se mettre en route, en n’oubliant pas, comme cela est chaudement recommandé, d’emporter deux chemises, un caleçon,, deux mouchoirs, une bonne paire de chaussures et des vivres, au moins pour un ou deux jours. Autre recommandation à ne pas négliger : se faire couper les cheveux.

      Dimanche 2 août : départ des premiers mobilisés. L'Allemagne n'a pas encore déclaré la guerre à la France, mais ce n'est plus qu'une question d'heures. Tout le monde en est cette fois convaincu. Les craintes en viennent à être submergées par un fort enthousiasme patriotique. La foule est énorme devant la gare de Paimpol. L’émotion est grande. Chaque homme a dans son livret militaire son fascicule de mobilisation.

       Au bout du voyage, la caserne et l’uniforme. Le képi, la veste, la capote, le pantalon, les bretelles, les chemises, la cravate, les guêtres, les brodequins à clous, le ceinturon, les trois cartouchières et le porte épée baïonnette. Dans le havresac, une musette, un bidon, un peigne, deux mouchoirs, quatre brosses, un savon, une trousse à couture, des pansements, une gamelle, une cuillère, une fourchette, un quart, douze pains de guerre, soit 1,5 kg pour deux jours, une boîte de conserve, 200 g de riz, 72 g de café, 64 g de sucre, 40 de sel.

      Et puis, il y a cette plaque ovale en aluminium qu’il va falloir conserver autour du cou. On y a gravé le nom, le prénom, la classe, la subdivision de région et le numéro de matricule. En quelques tours d’horloge le paysan est devenu un autre homme. Tout de bleu et de rouge vêtu, il s’en va vers l’inconnu. Il sait d’où il vient. Il ne sait pas où il va.

      Côté mer, le moins que l’on puisse dire, c’est que rien n’est prêt. Bien sûr, les 19 cuirassés qui composent l’essentiel de la force navale ont aussitôt été mis en alerte. Les chaudières sont réactivées. Pour les marins qui font carrière sur ses navires, la guerre va avoir le bleu de la Méditerranée et de l’Adriatique.

     Pour l’heure on n’évoque guère la menace sous-marine bien que le danger ne soit en rien ignoré. Les voiliers caboteurs qui ont Paimpol, Tréguier et Lézardrieux pour ports d’attache  continuent comme si de rien à assurer un service de cabotage, même avec les ports de la Cornouaille et du Devon. Certes, d’aucuns regrettent que la marine française n’ait pas le rang qu’elle devrait avoir, mais on peut compter, notamment en Manche, sur la Royal Navy. Les Britanniques sont les mieux à même de contrer l’ennemi sur mer.

      Certains ne sont pas, ici, sans se souvenir du projet d’installation d’un port militaire sur le Trieux, projet qui  a fait long feu. De ce projet datant de 1887, il ne reste  qu’un ancien aviso, le Trieux, ex Fulton transformé en navire charbonnier pour le ravitaillement de la marine nationale, qui tire sur son ancre dans l’anse de Coatmer. C’est dans l’urgence que vont être alors réquisitionnés des chalutiers, pour servir comme dragueurs de mines auxiliaires. Car à la menace encore imprécise des torpilles va s’ajouter à coup sûr celle des mines.

      Le principe de réalité s’impose donc à Kermouster, comme dans toutes les campagnes de France. « Ar bresel ! Ar bresel ! » Il va falloir se retrousser doublement les manches pour assurer l’avenir et le quotidien. La moisson n’est pas complètement achevée.. Il faudra ensuite penser au battage. Et puis, il n’y a pas que les maris ou les fils qui sont partis faire la guerre. Les chevaux, les ânes, les mulets ont été réquisitionnés. A la forge, chez les Hervé, on n’est pas sans s’inquiéter de cette évaporation.

     

    1er août 1914 : « Ar bresel ! Ar bresel ! »

     Moisson à Kermouster (1914). Huile à bord de Maximilien Luce.

     

      A plus haut niveau, on a pris conscience qu’il va également falloir se soucier de ce qui se passe à l’arrière, dans les campagnes. Ne serait-ce que pouvoir assurer la pitance des hommes du front.

       Jeudi 6 août, le Président du Conseil, René Viviani adresse aux femmes françaises un appel en ces termes :

       « La guerre a été déchaînée par l’Allemagne malgré les efforts de la France, de la Russie et de l’Angleterre pour maintenir la paix. A l’appel de la patrie vos pères, vos fils, vos maris se sont levés et demain ils auront relevé le défi.

      Le départ pour l’armée de tous ceux qui peuvent porter les armes laisse les travaux des champs interrompus ; la moisson est inachevée, le temps des vendanges approche. Au nom du Gouvernement de la République, au nom de la Nation tout entière groupée derrière lui, je fais appel à votre vaillance, à celle des enfants que leur âge seul et non leur courage dérobe au combat. Je vous demande de maintenir l’activité des campagnes, de terminer les récoltes de l’année, de préparer celles de l’année prochaine. Vous ne pouvez pas rendre à la patrie un plus grand service.

      Ce n’est pas pour vous, c’est pour elle que je m’adresse à votre cœur. Il faut sauvegarder votre subsistance, l’approvisionnement des populations urbaines et surtout l’approvisionnement de ceux qui défendent la frontière  avec l’indépendance du pays, la civilisation et le droit.

      Debout donc, femmes et françaises ! Jeunes enfants, fils et filles de la patrie ; remplacez sur le champ du travail ceux qui iront sur le champ de bataille. Préparez-vous à leur montrer demain la terre cultivée, les récoltes rentrées, les champs ensemencés.

      Il n’y a pas dans ces heures graves de labeur infime ; tout est grand qui sert le pays. Debout ! à l’action, à l’œuvre ; il y aura demain de la gloire pour tout le monde. »

      Pour les familles Turuban, Seguillon, Ernot, Perrot, Briand, Le Goaster, Loas, il ne reste plus qu’à s’exécuter, avec ce qui reste de chevaux, tout en comptant sur la solidarité des plus fortunés qui disposent déjà d’une moissonneuse-lieuse.

     

    A suivre :.

    Yves Ernot, le « dormeur du val » de Tourteron

     

     

     

     

     

     


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